L'Obs

LITTÉRATUR­E

Padoue, Rome, Naples, Bari : en Italie, les auteurs de polars mettent en avant leurs attaches régionales, mais ont un succès mondial

- MARCELLE PADOVANI, À ROME

Polars à l’italienne

C’est la nouvelle incarnatio­n du made in Italy : le polar, qui se vend à des dizaines de millions d’exemplaire­s dans le monde. Comme si le génie péninsulai­re avait enfin trouvé un moyen d’expression à la hauteur de ses crises et tragédies à répétition.

Le « pays des mafias et de la corruption

endémique », comme le dit Giancarlo De Cataldo, juge romain et auteur du fameux « Romanzo criminale », compte au moins douze giallisti (auteurs de polars) à succès, dont Carofiglio, Todde ou De Cataldo. Sans oublier le petit nouveau, Alessio Viola, 62 ans, ancien ouvrier, gérant de bar et journalist­e qui publie son premier polar, « Celui qui ne dormait pas », l’histoire d’un flic désabusé qui croise, à Bari, des dealers, des bandits et une insupporta­ble gamine sado-maso. Pourquoi cette fièvre policière et pourquoi, surtout, ces auteurs sont-ils tous enracinés dans leur région d’origine : De Cataldo à Rome, Camilleri à Raguse, Todde à Cagliari, Carofiglio à Bari, Carlotto à Padoue, De Giovanni à Naples, Lucarelli à Bologne ? Car le polar n’est pas italien, il est régional. Comme si chaque terroir avait sa spécialité en matière de violences et d’assassinat­s, ses types d’enquête policière. Le point commun de tous ces auteurs : le rôle de témoin qu’ils disent jouer. Le seul capable, selon eux, de compenser la chute libre du journalism­e d’investigat­ion et de la littératur­e engagée, ainsi que les lenteurs de la magistratu­re à résoudre les grandes énigmes : « Quoi de plus naturel dans ce contexte que l’écrivain se mette en

marche ? », explique Massimo Carlotto. Fasciné par les morts violentes, l’étude des cadavres et les crimes incompréhe­nsibles, Carlotto témoigne des di érents visages de la crise, dans cette période socialemen­t dangereuse où « les individus, surtout de sexe masculin, s’emploient à s’acharner sur les femmes, les enfants, les faibles », comme le dit à son tour Maurizio De Giovanni.

Et ça marche. Il est vrai que ces écrivains paient de leur personne en se transforma­nt en enseignant­s, pour toucher un plus large public : il y a la Scuola Holden, l’école de narration d’Alessandro Baricco à Turin ; les cours de Gianrico Carofiglio à Rome pour rendre compréhens­ible le langage juridique (magistrat antimafia, il a vendu 4 millions de romans en Italie) ; ceux de Carlo Lucarelli à la Bottega Finzioni, la « boutique des fictions » de Bologne où l’on enseigne l’art d’écrire un thriller. Succès garanti, et pas seulement dans la péninsule. Car le lecteur reste un voyeur universel, heureux de « pouvoir découvrir la part d’ombre qui se cache en nous », cette « zone obscure rendue plus dangereuse encore depuis que la crise a libéré en chacun une

rage mal contenue », explique Gianrico Carofiglio. Mais l’universali­té de la colère n’explique pas seule le succès du polar italien : son ancrage régional séduit aussi beaucoup les lecteurs. Bien sûr, personne ne raconte mieux Naples que Maurizio De Giovanni, ses bordels années 1930, sa piazza Plebiscito, son café Gambrinus, ou l’atmosphère plébéienne des Quartieri Spagnoli. Et personne mieux que Carofiglio (traduit dans 24 langues) ne raconte Bari, sa ville natale, capitale des trafiquant­s slaves qui a les « saveurs de Tanger et Mar

seille ». Tout comme Giorgio Todde décrivant Cagliari, sa mer africaine et ses tempêtes de sable. Qui enfin montre mieux que Giancarlo De Cataldo la Rome de la mala

vita, la « mauvaise vie », à l’ombre de la coupole de Saint-Pierre, avec ses quartiers populo malfamés. Comme si tous ces polars étaient la seule littératur­e capable de témoigner d’une Italie éternelle, morcelée pour toujours en d’immuables duchés, principaut­és, petites puissances locales, cliques, clans rivaux et mafias. Une Italie bariolée où l’explosion de la crise a réactivé le parler dialectal et où le terroir est ce qu’il reste d’humain à l’heure de la récession. Un lieu revivifian­t, même pour le crime. « Cocaina », par Massimo Carlotto, Gianrico Carofiglio et Giancarlo De Cataldo, traduit par Jean Justo Ramon, Fleuve noir, 288 p., 14,90 euros. « Celui qui ne dormait pas », par Alessio Viola, traduit par Gérard Lecas, Rivages, 336 p., 21 euros.

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