L'Obs

VU D’AILLEURS : TORTURE ET CIA

- SARA DANIEL

Le 5 novembre 2001, dans un éditorial de « Newsweek » titré « Il est temps de penser à la torture », l’écrivain de gauche Jonathan Alter se livrait à un plaidoyer en faveur des supplices infligés aux terroriste­s par l’armée américaine. « Dans le monde de l’après 11-Septembre, disait-il, nous devons garder l’esprit ouvert à propos de certaines mesures pour combattre le terrorisme… Personne n’a dit que cette lutte serait jolie. »

Les arguments de Jonathan Alter n’étaient finalement pas si différents de ceux du général Aussaresse­s, qui justifiait son recours à la torture pendant la guerre d’Algérie par le caractère inhumain d’un terrorisme qui cible des civils. L’horreur des crimes commis rétrograda­nt l’ennemi au rang d’animal, celuici échappait donc à la morale et aux règles qui s’appliquaie­nt aux hommes. La dignité humaine des prisonnier­s faits lors de la « guerre contre le terrorisme » étant niée, au mépris des convention­s internatio­nales. Après l’attentat de 2001, les talibans, les terroriste­s d’Al-Qaida devenaient des « combattant­s illégaux » auxquels on pouvait appliquer tous les traitement­s.

Cet argument théorique était doublé d’un argument utilitaris­te. Si l’on torture un être pour en sauver cent, la torture, disent ses défenseurs, devient alors un acte moral.

En publiant un rapport de près de 500 pages sur les « techniques d'interrogat­oire poussées » utilisées par la CIA sur des sites secrets après le 11-Septembre, la commission du renseignem­ent du Sénat fait repartir la polémique sur la justificat­ion de la torture aux Etats-Unis. Les démocratie­s peuvent-elles utiliser tous les moyens pour se défendre ? Simulation­s de noyade, prisonnier­s projetés contre les murs de leurs cellules ou forcés de faire leurs besoins sur eux, alimentati­on par injection rectale… Le récit minutieux de ces pratiques de torture est d'autant plus accablant que la commission a reconnu l'inefficaci­té complète du programme. Les conclusion­s du rapport achèvent de démontrer, si on en doutait encore, que les Etats-Unis ont renoncé à l’impératif catégoriqu­e qui doit s’imposer à une grande nation démocratiq­ue : protéger la victime contre son bourreau. Aveuglée par son désir de vengeance, l’Amérique s’est abandonnée à la rage de soumettre et de punir en avilissant. Ce rapport, qui marquera l’histoire des Etats-Unis, pulvérise tous les arguments utilitaris­tes légitimant la torture aux yeux des faucons comme Dick Cheney, qui continue aujourd’hui à la défendre. Parce que sa « monstruosi­té » a été reconnue par l’actuel chef de la CIA, parce que la torture déshumanis­e plus encore celui qui la pratique que celui qui la subit. « C’est une tache sur nos valeurs et notre histoire », a déclaré la présidente de la commission du renseignem­ent du Sénat, Dianne Feinstein, la coordinatr­ice de cette enquête qui représente cinq ans et demi d’investigat­ion. Il était clair que les Etats-Unis, depuis qu’ils avaient déclaré leur guerre contre la terreur, avaient perdu une partie de leur âme. La volonté de publier ce rapport leur offre une chance de retrouver la voie de la rédemption démocratiq­ue.

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Manifestan­t devant la Maison-Blanche.

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