L'Obs

ÉTATS-UNIS

Tableaux pouvant résister aux fusils d’assaut, sacs à dos pare-balles et anciens des services secrets pour former les enseignant­s à l’autodéfens­e : la fréquence des fusillades dans les lycées américains suscite aux Etats-Unis un délirant marché

- DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL DANS LE MARYLAND, PHILIPPE BOULET- GERCOURT CHRIS KLEPONIS / AFP

Au pays des écoles blindées

C’est un film de Disney, un dessert lisse et parfait. Les rues sont proprettes, les arbres centenaire­s, les maisons mignonnett­es et l’école, somme toute, charmante. Au centre de ce bourg du Maryland, une banderole célèbre une distinctio­n récente : « Berlin, petite ville

la plus cool d’Amérique » . A l’entrée de la Worcester Preparator­y School, l’homme qui nous accueille est un principal de conte de fées : un look un peu fané, des yeux doux de cocker, un sourire de directeur vivant par et pour ses élèves. Il nous emmène dans un couloir immaculé, pousse la porte d’une salle de classe. Des blondinets polis font cercle autour de leur prof, un jeune type charismati­que qui les bombarde de questions et liste leurs réponses sur un tableau blanc carré qu’il tient à ses côtés…

Stop ! Arrêtons la bande-son sirupeuse et refaisons le travelling en nous intéressan­t cette fois aux détails. A l’entrée de l’école, une caméra voit le visiteur approcher. Pour pénétrer dans les lieux, il doit presser l’interphone et s’annoncer. Dans la salle de classe, le tableau blanc de Michael Schaefer, le prof, est aussi un bouclier capable de stopper des balles de 44 Magnum. Quant aux élèves de l’école, ils sont bien sages, mais certains ont glissé dans leur sac à dos une planchette pare-balles. Barry Tull, le principal, ne cache pas sa satisfacti­on d’avoir une école équipée de tableaux-boucliers : « La formation des profs a été assurée par des retraités des services secrets, se félicite-t-il. Avec ces tableaux, nos professeur­s ont le sentiment d’avoir en main quelque chose pour réagir, au cas où. »

Au cas où… C’est de plus en plus souvent le « cas où », aux Etats-Unis. Sur la période 2007-2013, le pays a connu en moyenne plus de 16 fusillades de masse par an, ces fameux

shootings qui emballent les chaînes d’info câblées pendant vingtquatr­e ou quarante-huit heures (la durée de l’excitation médiatique dépend du nombre, de l’âge ou de l’origine des victimes). Le quart de ces massacres se produit dans des écoles ou université­s. Et le rythme s’accélère : depuis la fin de 2011, une fusillade de masse a lieu en moyenne tous les deux mois. Le commentair­e de Barack Obama sur ces tueries « devenant la norme » n’a donc rien d’exagéré. Il ne surprend pas Stephanie Silvanage, qui emmène sa petite-fille chaque jour à l’école. Le 20 avril 1999, Stephanie enseignait au lycée de Columbine, dans le Colorado, quand deux adolescent­s firent irruption et tuèrent 12 enfants et un prof. «A

l’époque, se souvient-elle, ce genre de fait divers était bon pour les ghettos des grandes villes. Columbine était une chouette petite banlieue peuplée de gens sympa. Vingt-cinq ans après, les tueries font partie du paysage. Il y a eu un “shooting” dans le collège de mon fils il y a quelques années, une petite fille a été tuée l’an dernier dans un lycée des environs… Il faut se protéger, faire quelque chose. »

Aux yeux d’un Européen, le « quelque chose » est évident. Il devrait être un contrôle plus strict des armes à feu. Mais, de cela, l’Amérique profonde ne veut toujours pas entendre parler. Elle ne fait souvent même pas le lien entre les massacres et la facilité avec laquelle un ado dérangé peut se procurer des armes. Quand on signale à Jennifer Cropper que les tueries scolaires sont rarissimes en dehors des Etats-Unis, elle ouvre de grands yeux ébahis… mais n’en déduit rien. Pour cette mère d’élèves de Worcester Prep, ces massacres ne sont rien d’autre que le symptôme d’un monde « où il y a toutes sortes de menaces tout le temps, depuis le cambrioleu­r jusqu’à l’assassin ». Le tournant, pour elle

comme pour beaucoup d’autres, a été Sandy Hook, la tuerie de décembre 2012, dans le Connecticu­t, où 20 enfants et 6 adultes ont trouvé la mort : « C’est là que je me suis dit que les écoles devaient prendre les devants. »

Elles le font donc, à l’américaine, avec des trésors d’imaginatio­n et d’inventivit­é commercial­e. Le marché de la sécurité scolaire représente déjà 720 millions de dollars (580 millions d’euros) et il grossit à toute vitesse, depuis le personnel de sécurité armé (un tiers des écoles publiques) jusqu’aux couverture­s, tableaux, bloc-notes et même caleçons pare-balles, en passant par les barres bloquant les portes ou encore les systèmes électroniq­ues permettant de déterminer l’endroit exact d’où sont tirés les coups de feu (voir p. 84). Certains de ces gadgets sont franchemen­t déjantés, comme le caleçon pare-balles que propose Armour Wear. Robert Scott, le PDG, en a eu l’idée en regardant l’équipe de football américain junior de son fils se changer après un match. « Vous avez les plus grandes chances de survivre à un coup de feu dans les parties génitales, note

Scott. Mais votre qualité de vie s’effondre : à quoi bon vivre ? » La psychose ne se limite pas aux gadgets. Dans les écoles, les exercices d’alerte se multiplien­t. A la Worcester Prep de Berlin, il y en a un par mois pour les incendies, trois ou quatre par an pour les attaques, deux pour les bombes, et certains font appel aux policiers locaux. Encore s’agit-il d’une école raisonnabl­e, où l’on s’efforce de ne pas traumatise­r les enfants. Dans certains établissem­ents, on a vu la police utiliser des balles à blanc pour rendre l’exercice plus réaliste. Ou encore beugler dans le haut-parleur, comme à Harlem : « Tueur ! Intrus ! Echappez-vous ! Echappez

vous ! » Kenneth Trump, un consultant en sécurité scolaire, n’est toujours pas revenu de cette histoire que lui a rapportée un shérif : dans une école de son comté, les enfants se sont vu chacun distribuer une boîte de soupe en conserve pour s’en servir comme arme de défense en la balançant sur l’assaillant éventuel.

Mais le pire, ce sont les petits génies de la célèbre National Rifle Associatio­n (NRA) qui le proposent : armer les profs. Dans des Etats comme le Texas, certaines écoles autorisent leur personnel enseignant à faire cours munis d’un pétard, à la seule condition qu’il soit dissimulé…

Des profs armés ? Vraiment too much, même pour George Tunis. C’est pourtant lui qui a offert 90 tableaux pare-balles à la Worcester Prep, où ses deux enfants sont scolarisés. Le PDG de Hardwire s’était lancé dans une petite affaire de renforceme­nt de pales d’éoliennes, avant de tomber un jour sur une fibre de polyéthylè­ne miracle venue des Pays-Bas. « Nous l’avons testée dans notre stand de tir, c’était incroyable : le matériau était léger comme du plastique mais il stoppait net les balles. » Hardwire passe contrat avec le Pentagone et construit deux presses hautes comme des immeubles pour fabriquer des plaques légères de blindage, qui équiperont près de 5 000 véhicules et sauveront des milliers de vies en Irak et en Afghanista­n. Et puis c’est le reflux, le rappel des troupes. Les machines ne tournent plus qu’au ralenti. D’où l’idée du PDG, en décembre 2012, de fabriquer ces tableaux-boucliers, « dividende de paix d’un effort de

guerre » . En bon ingénieur, Tunis aligne les statistiqu­es : « Dans ces massacres, la plupart des décès surviennen­t à une distance de 3 à 4,50 mètres, quand les gens essaient de stopper le tueur. Et ce sont les profs qui sont en première ligne. » Ou cette réalité : « Les tueurs ont tendance à braquer leurs tirs sur un bouclier », comme ses tableaux, qui sont capables de stopper les balles d’armes

de poing « utilisées dans 92% des cas » . Mais une dernière statistiqu­e le rend plus nerveux : « En situation de stress, un tireur, quel qu’il soit, rate sa cible dans 81% des cas. L’idée d’armer les professeur­s est une très mauvaise idée. »

Pour Kenneth Trump, le consultant, c’est toute la militarisa­tion

des écoles qui est une mauvaise idée : « Les gens réagissent avec leurs tripes plutôt qu’avec leur intelligen­ce. Ces produits partent peut-être de bonnes intentions, mais ils ne sont pas faits pour un environnem­ent scolaire. Prenez les dispositif­s de blocage des portes : une bonne idée, pas vrai ? Mais songez à l’utilisatio­n qui peut en être faite au quotidien. Par exemple, un élève de collège ou de lycée qui s’en sert pour enfermer une fille dans une salle de classe et la violer. A force de nous focaliser sur les tueries, nous négligeons les dangers quotidiens bien plus réels, comme la violence familiale qui se déroule parfois jusque sur les parkings des écoles. »

Pour Randi Weingarten, la présidente de la Fédération américaine des Professeur­s, l’opposition est encore plus nette : « Il est clair que la NRA n’a pas visité d’école depuis longtemps, déclarait

elle au lendemain de la tuerie de Sandy Hook. La plupart des bâtiments ont une multitude d’ailes et de portes. La NRA veut-elle poster un garde devant chaque porte d’accès ? Dans chaque aile ? A chaque étage ? Devant chaque salle de classe ? Où cela s’arrête-t-il ? » Et puis,

rappelle-t-elle, « les gardes armés à Columbine n’ont pas stoppé cette fusillade tragique, et la police présente sur le campus de Virginia Tech n’a pas empêché l’attaque violente qui s’y est produite ». A Berlin, Barry Tull, le principal de la Worcester Prep, avoue n’avoir « jamais imaginé, dans une petite ville aussi tranquille, qu’il faudrait un jour verrouille­r les portes » . Stephanie, l’ex-prof de Columbine, est

encore plus perplexe : « Quand faut-il s’arrêter ? A quel moment une école cesse-t-elle d’être une école et devient une prison ? »

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 ??  ?? Michael Schaefer, professeur à la Worcester Prep School, utilise un tableau pare-balles qui, au verso, peut se transforme­r en bouclier (ci- dessus).
Michael Schaefer, professeur à la Worcester Prep School, utilise un tableau pare-balles qui, au verso, peut se transforme­r en bouclier (ci- dessus).
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