L'Obs

Le monde selon Larry Page

Le fondateur du moteur de recherche défend avec Sergueï Brin des valeurs libertarie­nnes et une vision du futur “transhuman­iste” inquiétant­es

- DOMINIQUE NORA

Puisque Google commence à poser des questions de souveraine­té, il devient crucial de comprendre la vision que ses fondateurs ont du monde. Naturellem­ent avares en interviews, Sergueï Brin et Larry Page sont devenus plus prudents encore à mesure que montait la polémique sur leur toute-puissance. Cependant, leurs rares interventi­ons publiques définissen­t, en filigrane, une philosophi­e politique typique des « techno-prophètes » de la Silicon Valley, basée sur un courant de pensée libertarie­n et transhuman­iste, très éloignée de nos valeurs européenne­s.

De quoi s’agit-il ? Ingénieur dans l’âme, Larry Page croit au pouvoir de la technologi­e pour « rendre le monde

meilleur » . Avec assez d’ambition et d’effort, il n’y a rien que l’on ne puisse améliorer, pense-t-il. Le problème est que le « progrès », pour Larry Page, consiste à construire un monde essentiell­ement régulé par le « big data » et l’intelligen­ce artificiel­le, où tout doit être mesuré, utile, efficace, optimisé.

Sur cette techno-planète, la plupart des jobs seraient accomplis par des robots et des programmes experts. Le patron de Google, qui décidément vit dans un monde à part, ne comprend pas que les gens puissent regretter de perdre un travail rendu obsolète par la technologi­e : « Je pense que les gens voient la “disruption”

[rupture], mais pas son côté positif », a-t-il confié en octobre dernier au « Financial Times ». Puisque les technologi­es rendront les entreprise­s dix fois plus efficiente­s, cela se traduira par « une rapide

baisse des prix » de tous les produits dont on a besoin. Comme si cela suffisait à faire notre bonheur…

Plus inquiétant encore : pour Page et ses pairs, la technologi­e n’a pas seulement le pouvoir de rendre l’économie plus pro-

ductive, elle peut – et doit – aussi résoudre les problèmes de société. C’est la raison pour laquelle Google sponsorise la Singu-larity University, qui a pour mission d’ « éduquer, inspirer et aider les leaders qui mettent le développem­ent exponentie­l des technologi­es au service des grands défis de

l’humanité ». Mais, si l’on confie les questions d’éducation, de santé, d’environnem­ent, de pauvreté ou de sécurité à la régulation algorithmi­que, quelle place reste-t-il à la politique ? interroge le chercheur Evgeny Morozov, qui dénonce ce « solutionni­sme » technologi­que.

En attendant, estimant savoir mieux que nous comment faire notre bonheur, les maîtres de Google s’agacent d’être freinés par des réglementa­tions qu’ils considèren­t comme absurdes, rétrograde­s, voire illégitime­s. D’où leurs efforts pour éviter au maximum de se soumettre à nos lois sur la fiscalité, la concurrenc­e, la propriété intellectu­elle ou les données personnell­es. Quand il se laisse aller, Larry Page rêve de

communauté­s hors-sol, régies par et pour

la technologi­e : « Il y a beaucoup de choses excitantes qui sont illégales ou interdites par certaines réglementa

tions », a-t-il expliqué lors d’une conférence pour ses développeu­rs, en mai 2013. Conclusion ? Il faudrait « mettre de côté

une partie du monde », pour y faire des expériment­ations en toute liberté. Un discours qui fait écho au projet libertarie­n du Seasteadin­g Institute. Ni de droite ni de gauche, le courant libertarie­n est hyperlibér­al sur le plan économique et hyperliber­taire sur le plan des moeurs. Il exècre impôts et taxes, rejette toute forme de redistribu­tion de richesse et veut limiter au maximum le rôle du gouverneme­nt.

« En technologi­e, on a besoin de change

ments révolution­naires, pas progressif­s », a également confié Larry Page au « Financial Times ». Et quoi de plus révolution­naire que de « tuer la mort » ? C’est dans ce but qu’il a créé Calico, mais aussi recruté Ray Kurzweil, cofondateu­r de la Singularit­y University et grand gourou de la pensée « transhuman­iste ». Car, même s’il n’emploie jamais ce terme, Larry Page partage le rêve d’un homme amélioré par une techno-médecine faite de prothèses bioniques, de robots chirurgien­s et de thérapies cellulaire et génique. Un avenir où l’homme, « augmenté » par la technologi­e, pourra in fine devenir immortel.

Les grands projets scientifiq­ues déterminan­t l’avenir de notre civilisati­on ne devraient-ils pas plutôt être définis par les Etats ? A cette question, Page a répondu au « Financial Times » : « Eh bien… Il faut bien que quelqu’un le fasse ! » Autrement dit : puisque nos gouverneme­nts manquent d’ambition, pensent à court terme et sont fauchés (ce qui, hélas, n’est pas faux), Larry Page ne trouve pas anormal de s’y substituer pour « penser à cent ans » et avoir « un impact beaucoup plus positif sur le monde » . Positif… selon Google.

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cofondateu­r de Google

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