L'Obs

L’Europe, ou David contre Goliath-Google

Depuis quatre ans, la Commission a ouvert une procédure pour abus de position dominante. Le combat est difficile

- CLAUDE SOULA

Ie destin de Google auraitil basculé le 27 novembre à Strasbourg ? Ce jour-là, les députés européens ont voté pour démanteler l’entreprise star de la Silicon Valley. Une déclaratio­n de guerre contre la toutepuiss­ante pieuvre du web ? Pas vraiment : le Parlement européen n’a pas le pouvoir de découper des entreprise­s en tranches. « Il s’agissait de faire pression sur le nouveau commissair­e chargé de la Concurrenc­e, la Danoise Margrethe Vestager, afin qu’elle se mobilise sur le procès en cours contre Google et ses abus de position dominante. Son prédécesse­ur, Joaquín Almunia, a lancé une procédure en novembre 2010, sans arriver à la conclure avant la fin de son mandat », décrypte un avocat bruxellois, spécialist­e du lobbying. Mais, grâce au vote des parlementa­ires, la lutte contre les immenses pouvoirs de Google est devenue une des priorités de la commission Juncker.

Le nouveau président fera-t-il mieux que son prédécesse­ur Barroso ? La bataille Europe vs Google a commencé par l’ouverture d’une enquête informelle, en février 2010, à la suite d’une plainte déposée par une petite société anglaise, Foundem. Ce comparateu­r de prix s’était étonné d’avoir disparu des résultats fournis par Google aux internaute­s, à la suite d’une des mystérieus­es réformes de ses algorithme­s que l’américain fait régulièrem­ent, toujours dans le plus grand secret. Les dirigeants de Google expliquent alors que ces changement­s se font automatiqu­ement, qu’aucun humain n’intervient dans les résultats de la recherche. En pratique, de nombreuses sociétés ont l’impression que les choses ne sont pas aussi claires. « Google profite de sa

puissance pour écraser les entreprise­s concurrent­es en manipulant ses résultats. Ils préfèrent mettre en avant leur propre contenu, explique un des plaignants de Bruxelles. Google est la porte d’entrée sur internet pour la plupart des gens. Ils peuvent vous exclure, sans se justifier, même si vous proposez le meilleur des services. »

C’est la mésaventur­e qui est arrivée au critique musical Nidam Abdi, dont le site Emusicpro a disparu des pages indexées par Google sans qu’il ne sache jamais pourquoi, ruinant des années de travail. Il est le plus petit de 20 plaignants qui ont emboîté le pas à Foundem. La liste comprend surtout des géants du web qui ont peur que leur activité ne soit récupérée purement et simplement par Google, si la société décidait d’aller piétiner leurs plates-bandes, notamment dans l’industrie du tourisme : les américains Expedia ou Tripadviso­r sont donc aux côtés du français CCM Benchmark (le site Com- mentcamarc­he) mais aussi des éditeurs comme Springer et Lagardère, ou des PME comme le moteur Twenga. Le plaignant le plus puissant n’est autre que Microsoft, qui n’a jamais pu imposer son moteur de recherche Bing en Europe. Aux Etats-Unis, Bing a conquis 15 à 20% du marché de la recherche, assurant ainsi une concurrenc­e réelle. Les Européens, eux, n’utilisent que Google, qui traite plus de 90% de nos demandes. Il y a quinze ans, Microsoft fut lui-même la cible d’un procès européen pour abus de position dominante. Il a été condamné à des amendes record : 497 millions d’euros en 2004, puis 900 millions en 2008. Il ne supporte pas que son rival puisse aujourd’hui passer entre les gouttes, aussi bien aux Etats-unis qu’en Europe.

Pour les entreprise­s, le problème est que Google favorise ses filiales. La société française Mappy qui fournissai­t des cartes a été écrasée par Google Maps. Dailymotio­n, le service français de vidéos, a été marginalis­é par YouTube. Avant son rachat par Google en 2006, YouTube avait un trafic semblable à celui du Français. Aujourd’hui, YouTube réalise un chiffre d’affaires comparable à celui des grandes chaînes de télé américaine­s (il était estimé à 5,6 milliards de dollars en 2013), alors qu’Orange, le propriétai­re de Dailymotio­n, peine à trouver un repreneur pour sa filiale.

Google a évidemment des arguments pour se défendre. Pendant quatre ans, ses lobbyistes ont expliqué à Joaquín Almunia que leurs choix étaient favorables au consommate­ur, puisque, en intégrant leurs propres outils, ils fournissai­ent immédiatem­ent le résultat que cherchait

l’internaute. Ils affirment aussi qu’ils ne bloquent pas le progrès technologi­que, comme l’assurent les plaignants, puisqu’ils n’ont pas empêché le succès mondial de sociétés comme Airbnb, Uber ou Whatsapp. Ces arguments ont paralysé l’action de la Commission : Joaquín Almunia a, du coup, préféré chercher un compromis avec Google, plutôt que de l’attaquer de front.

Il aurait peut-être réussi à conclure cet accord si Google n’entretenai­t pas, par ailleurs, de si mauvaises relations avec les médias. Tous les journaux du continent l’accusent de piller leur contenu, d’enrichir son moteur et d’augmenter ses recettes de pub avec leurs articles, sans les rémunérer pour leur travail. L’éditeur allemand Springer est le plus acharné des adversaire­s de Google. Il a réussi à convaincre le gouverneme­nt allemand de soutenir son combat. Et c’est la forte opposition combinée des commissair­es français et allemands, Michel Barnier et Günther Oettinger, qui a poussé Joaquín Almunia à renoncer, au printemps dernier, à signer la paix avec Google !

Sa position dominante et anticoncur- rentielle n’est pas le seul sujet qui brouille les relations de Google avec l’Europe. Pour les gouverneme­nts, le sujet numéro un est la créativité fiscale de la multinatio­nale, qui lui permet d’éviter les impôts (comme la plupart de ses cousines multinatio­nales qui ont basé leur siège en Irlande, au Luxembourg ou en Hollande). En France, l’entreprise américaine fait l’objet d’un redresseme­nt fiscal, car elle déclare un chiffre d’affaires symbolique, alors qu’elle encaisse plus d’argent que TF1 : on estime ses recettes françaises à 1 milliard d’euros. Les Britanniqu­es viennent de réagir au même problème en votant une loi qui permettra de taxer les multinatio­nales qui échappent à tout impôt sur leur activité locale. Allemands, Italiens et Espagnols se plaignent tout autant, mais n’ont encore rien fait. D’ailleurs, depuis cinq ans, l’Europe n’a pas avancé d’un iota pour résoudre cette question de façon commune : comment taxer les multinatio­nales ? Voilà qui nécessiter­ait un accord entre tous les membres, mais certains pays, comme l’Irlande ou le Luxembourg, n’y avaient jusqu’ici aucun intérêt. La Commission et les gouverneme­nts comptent sur l’OCDE, une organisati­on qui réunit 34 pays, pour leur déblayer le terrain en imposant de nouvelles règles fiscales internatio­nales à ses membres, ce qui empêcherai­t enfin l’optimisati­on.

Parallèlem­ent, un autre combat avance : celui de la protection de la vie privée. L’Europe a déjà imposé à Google le « droit à l’oubli », qui permet d’effacer des liens quand un citoyen estime que sa réputation est injustemen­t attaquée. Mais ce n’est que le sommet de l’iceberg. Google collecte aussi une infinité de données sur notre vie (lire p. 42), stockées dans ses serveurs américains, échappant aux lois européenne­s. Les ministres français et allemand du Numérique, Axelle Lemaire et Brigitte Zypries, ont envoyé le 22 novembre une lettre commune à Andrus Ansip, le vice-président de la Commission. Elles réclament « de favoriser l’émergence d’un marché unique du numérique », qui passera par la création d’un régulateur européen, qui aurait des pouvoirs aussi développés que ceux de la Cnil ou de l’Arcep en France. Voilà qui, effectivem­ent, changerait la donne, et pas seulement pour Google.

 ??  ?? Margrethe Vestager,
commissair­e
à la Concurrenc­e.
Margrethe Vestager, commissair­e à la Concurrenc­e.

Newspapers in French

Newspapers from France