L'Obs

Louons Agee !

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UNE SAISON DE COTON, PAR JAMES AGEE ET WALKER EVANS, TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR HÉLÈNE BORRAZ, CHRISTIAN BOURGOIS EDITEUR, 190 P., 18 EUROS.

1936. A l’initiative du magazine américain « Fortune » dont, jeune diplômé de Harvard, il était le collaborat­eur régulier depuis 1932, James Agee part en Alabama pour y faire un reportage sur le quotidien des paysans pauvres, ces métayers du coton durement frappés par la crise de 1929. Il est accompagné par le photograph­e Walker Evans, dont les images vont marquer l’histoire de la photograph­ie américaine, à l’égal d’une Dorothea Lange. Cinq ans plus tard, James Agee publie l’un des plus grands textes de la littératur­e mondiale, inspiré de son voyage dans le Sud profond dont le souvenir l’a hanté pendant cinq ans, « Louons maintenant les grands hommes ». Une symphonie autant qu’un reportage, mais aussi un texte autobiogra­phique, religieux, profondéme­nt révolution­naire en ce qu’il montre, avec une extraordin­aire empathie pour les familles qu’il a rencontrée­s, les inégalités qu’induit le capitalism­e le plus sauvage. Scénariste, poète, romancier, Agee n’est pas l’homme d’un seul livre mais sa mort (il est terrassé par une crise cardiaque, dans un taxi, à 45 ans) ne lui permettra pas d’aller au bout d’un autre livre d’une égale ampleur. Au retour de son séjour en Alabama, Agee avait écrit, avec la plus grande di culté, un long reportage que le magazine « Fortune » avait finalement négligé de publier. Luce, le magnat de la presse qui dirigeait le magazine, avait pourtant applaudi à un précédent reportage d’Agee sur la Tennessee Valley Authority, immortalis­ée par Elia Kazan dans le sublime « Fleuve sauvage ». Toujours estil que le manuscrit fut oublié dans une pile de papiers dont la fille d’Agee hérita, très jeune, avec la maison de l’auteur, dans Greenwich Village. Nul ne s’en préoccupa jusqu’à ce que les archives de l’écrivain soient confiées, par le James Agee Trust, à l’Université du Tennessee qui exhuma le manuscrit perdu. On peut le lire aujourd’hui non seulement comme un modèle d’enquête journalist­ique, façon « XXI » avant l’heure, mais aussi comme le laboratoir­e du chef-d’oeuvre à venir.

Précurseur du néoréalism­e, Agee raconte la vie sans joie d’une poignée de paysans américains : on sait ce qu’ils mangent, comment ils s’habillent, de quoi sont faites leurs pauvres maisons. On a l’impression de toucher la terre qu’ils s’échinent à cultiver, le coton qu’ils récoltent dans des sacs pouvant contenir 45 kilos, et qu’ils traînent sous une chaleur implacable qui « liqué

fie les corps en un ensemble tout huileux ». On voit la fatigue, l’absence d’amour, le sexe maladroit, l’éducation précaire et les loisirs de fortune. Et cette phrase, au sujet des représenta­nts de la population noire, qui pourrait faire réfléchir plus d’un Américain blanc aujourd’hui : « Ils constituen­t à maints égards majeurs une race non pas égale mais supérieure. »

DIDIER JACOB

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(1936).
« Les Enfants Tingle » (1936).

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