Booba star des bobos
Retrouvez “O”, notre mensuel lifestyle
En septembre 2011, Jean Birnbaum commençait son éditorial du « Monde des livres » avec un aveu : « Il n’y a pas si longtemps, j’écoutais Booba en marchant dans la nuit… » Il comparait le gangsta rappeur bodybuildé à Léon Bloy
et louait sa « prose obscène » . Il citait quelques vers du poète ( « Enfance insalubre, comme un foetus avec un calibre… » ), choix de connaisseur qui révélait le « boobo », le bobo pro-Booba. Un soir de mars 2015, Birnbaum est au paisible café Le Rostand, qui borde le jardin parisien du Luxembourg. On commande de l’eau minérale, boloss que nous sommes. « Citer Booba dans “le Monde des livres”, c’est tout de suite interprété comme une provocation, dit-il. Certains ont trouvé ça courageux. D’autres n’y ont vu qu’une tentative grotesque d’ouverture à une sorte de sous-culture. Les deux positions sont stupides. Booba fait partie de mes auteurs de référence. C’est un peu ridicule de dire j’aime Barthes, Bernanos et Booba. Mais, pour moi, c’est important. Je l’ai énormément écouté, plagié même. »
Birnbaum est né en 1974. Jeune, il s’est essayé au rap avec Raphaël Chevènement, fils de Jean-Pierre, aujourd’hui cinéaste. Le duo n’a pas percé. Il avait 22 ans quand Booba est apparu sur la compilation « Hostile », peut-être l’un des cinq disques que les amateurs de rap français, même repentants, n’ont pas jetés. La deuxième moitié des années 1990 est restée dans les mémoires comme un inexplicable âge d’or du rap français. Les groupes se formaient dans tous les coins. Les albums se vendaient bien. La plupart des grands noms du genre (NTM, IAM, Doc Gynéco, Ärsenik, 113, Oxmo Puccino, les X-Men) tutoyaient des sommets qu’ils ne vouvoieraient plus. Surtout, ils étaient écoutés partout. Dans les lycées bourgeois, les chambres d’étudiant, les halls d’immeuble tagués, les bleds ruraux. Il y a au moins deux générations, toutes classes sociales confondues, dont la culture est marquée par le rap. Souvent, Booba est le seul qui a surnagé, survécu au raffinement du goût, est resté dans les discothèques, puis dans les iPhone. Dans un récent numéro des « Inrockuptibles », qui accordait sa une à Booba, le dessinateur Riad Sattouf dit l’ampleur de son admiration : « Ce que j’aime d’abord chez lui, c’est son humour hallucinant déguisé en ultraviolence. Je rêverais d’avoir écrit des punchlines comme : “Tu veux goûter la rue, suce mon pot d’échappement”, ou bien : “J’ai tellement d’ennemis, si peu d’adversaires.” » La cinéaste Rebecca Zlotowski parle d’un « pur clash visuel et lexical ». La plasticienne Safia Bahmed-Schwartz confesse l’écouter « au moins une
fois par jour » : « Pour moi, c’est un mélange entre Johnny Hallyday, Nietzsche et Woody Allen. » En 2009, Benjamin Biolay, qui lui a chipé quelques phrases pour sa chanson « Dans Paris » ( « Toute l’équipe à Sarko, j’la verrais bien tapiner/Au micro j’suis l’un des négros les plus raffinés » ), estime qu’il « est un des mecs qui écrivent le mieux aujourd’hui ». Les fans de Booba
sont partout. « Sa prose a le pouvoir de circuler, juge Birnbaum. Je serais incapable de citer un écrivain capable comme lui de transcender les classes. »
Dans plusieurs morceaux, Booba affirme avoir enterré ses prédécesseurs ( « NTM, Solaar, IAM, c’est de l’antiquité » ), voire l’intégralité du genre ( « Que le
hip-hop français repose en paix » ). Bravade immodeste, mais pas totalement fausse. Né en 1976, Elie Yaffa grandit dans les Hauts-de-Seine. Il est élevé par sa mère, secrétaire, blanche de peau. Son père est sénégalais, mais absent. En classe, il est nul en tout, sauf en anglais. En 2008, il expliquait au magazine « Vice » :
« J’étais pas terrible [en français]. Par contre, depuis l’école, j’aime bien les poèmes. “Le Dormeur du val”, les trucs comme ça. Je captais les images, les rimes mariées, embrassées, ça m’a marqué à l’époque. C’est peut-être pour ça que j’écris comme ça. » Seul fait notable :
il passe un an aux Etats-Unis, à Detroit, en échange scolaire, séjour qui l’initie à la culture afro-américaine et fixe la place des Etats-Unis dans son imaginaire. Puis il revient et s’inscrit en BEP vente.
Pendant que l’industrie du disque se met au rap, dans ces années 1996-1998, il enregistre ses premiers couplets dans des cagibis. Avec Ali, qu’il a rencontré dans le bus, il monte le groupe Lunatic. Un album est produit à la bohémienne, mais Booba, conscient de sa piètre qualité, refuse de le sortir. A 21 ans, il est incarcéré dix-huit mois pour avoir braqué un taxi. Quand il sort de prison, où il a passé son temps à noircir des pages et soulever des poids, son écriture a pris du muscle. En septembre 2000, Lunatic sort « Mauvais OEil », premier et unique album, sur un label indépendant. Sans être joué en radio, sinon épisodiquement, il devient disque d’or (100 000 exemplaires vendus), ce qui n’était jamais arrivé à une production indépendante. A ce moment-là, le rap français s’essou e. Les deux singles de hip-hop les plus vendus en 2000 sont « Ces soirées-là », de Yannick, reprise dansante de Cloclo, et « Angela », zouk patelin de Saïan Supa Crew. Au milieu de ces sucreries, « Mauvais OEil » est un café noir et âcre qui rend tachycardiaque. Quatorze morceaux violents, maussades, cauchemardesques. Ali et Booba y campent un délinquant repenti à l’inébranlable foi musulmane et une petite frappe arrogante, dépressive, rétive à toute rédemption.
Booba livre une performance glaçante. Aucun rappeur, aucun chanteur n’a su comme lui traduire la misère existentielle de « ces mômes qu’on ne recense pas » . « Chez nous/Même les culs-de-jatte mettent des coups de genou » : son panorama de la banlieue, terre d’infirmes et de sociopathes, est apocalyptique. Il pousse l’éthique racaille dans ses derniers retranchements : apologie du terrorisme ( « Ils veulent qu’on dégage/Après ces fils de putes s’étonnent quand il y a des clous dans des bouteilles de gaz » ), de la haine anti
flic ( « J’aime un keuf quand son slip jaunit » ), du trafic de drogue, de l’homophobie, hostilité postcoloniale ( « Et pour les gros harkos, des grosses bastos » ), séparatisme racial ( « Les toubabs veulent arracher le fusil de mon berceau » ), refus de la réinsertion. On cite ici les passages explicites, mais ses textes sont hermétiques. Sur internet, des forums sont consacrés à les élucider. Des cancres font de l’analyse textuelle pour comprendre ce que veut dire : « Né dans une cible, on a coupé mon cordon avec une scie/Neuf mois dans un bunker/Le majeur/Debout/L’daron a craché dans un chargeur. » Booba puise dans tous les argots, sans thématique unique ( « un puzzle de mots et de pensées », dit-il), mélange fictif et autobiographique. Le tout est entravé par une diction volontairement tordue, cet accent de banlieue dix fois épaissi que Booba a transformé en oeuvre d’art : « r » uvulaire, a aissement des voyelles, débit rapide, phonèmes engloutis. Jusque-là, les rappeurs s’e orçaient d’articuler clairement. Comme le note le sociologue Anthony Pecqueux dans son essai « Voix du rap », même chez les plus turbulents, même chez JoeyStarr, chaque syllabe était prononcée, comme à l’école. Avec Booba et ses copains, la règle change. « Désormais il faut avaler le plus de syllabes possible », écrit Pecqueux, citant Booba : « Dangereux phrasé/Il y a encore de la place dans mon casier/ Révolution dans l’élocution. »
Ce que Booba écrit alors retient aujourd’hui l’attention des universitaires et des critiques littéraires. Dans un article inaugural de 2003, paru dans la « NRF », l’écrivain Thomas Ravier le compare à Céline pour son usage vorace de l’image, la célérité de sa langue. (Quand un journaliste lui demanda s’il avait lu Céline, Booba haussa les épaules : « J’ai pas
lu depuis des années. » ) Ravier tient à rattacher Booba à la tradition littéraire. Il convoque aussi Genet. Depuis MC Solaar, faire du rappeur un nouveau genre de poète est une obsession récurrente. Les rappeurs eux-mêmes se sont prêtés à ce petit jeu de légitimation, tentant des incursions dans la belle langue, limitant leur emploi de l’argot et du verlan, respectant les bases de la prosodie. Dans un article de 2012, le sémiologue Rémi Wallon, spécialiste de Céline, note que le rap, avec Booba, « cesse de faire preuve de bonne volonté culturelle »
et fait place à « une promotion esthétique de l’hostilité » . Il cite son sujet : « A l’école ils me disaient de lire/Voulaient m’enseigner que j’étais libre/Va te faire niquer toi et tes livres. » Inintelligible, indi érent au patrimoine, assumant les fautes de grammaire, l’extrême vulgarité, l’impulsivité idiote, « ce rap se présente comme une forme ignorante, ancrée dans la marge et fondamentalement destructrice ».
Après vingt ans de carrière, seul survivant sérieux de l’ancienne scène rap, Booba a bien changé. Il n’est plus un petit voyou maigrichon, mais un millionnaire à gros biceps. Il s’est fâché avec ses anciens amis, s’en est fait de nouveaux. Il vit à Miami, a une femme, deux enfants. Il a vendu plus de deux millions de disques. Petit patron, il emploie une cinquantaine de personnes pour faire tourner son label et sa marque de vêtements, Ünkut. Il gère un business qui repose sur sa capacité à sortir un album par an. Les fulgurances des débuts ont laissé place à une production industrielle d’aphorismes humoristiques et égocentrés, comme : « J’ai des couilles en or/ Je passe pas les détecteurs de métaux. » Une orfèvrerie du bon mot qui le rattache cette fois pour de bon à une tradition littéraire, ancrée à droite. Booba, l’ancien Rimbaud, a fini Paul Morand. Ce qu’il a perdu en puissance, il l’a gagné en versification et en humour ( « Je suis un griot/Amateur de voitures allemandes/Essaye pas de mettre à l’amende/ Ou tu vas chier par un tuyau » ). Mais sa force subversive est intacte. Sa vulgarité a atteint des sommets. Il peut faire un tube avec des métaphores fécales de ce calibre :
nous chier dessus/Devenir officiel/Tes grosses merdes se coupent en deux, essaye sans ton string ficelle. » Il s’est mis à citer des grands auteurs, mais pour a rmer : « Je suis meilleur que Molière/Tatoué, sans muselière. » Il récuse même les valeurs propres au rap, comme le courage physique ( « On va te péter le coccyx à trois
parce que t’es trop balèze » ) . Politiquement, son amour du communautarisme américain, son libéralisme presque anarchiste donnent d’agréables sueurs froides à ses auditeurs de gauche. Le paisible « boobo » va chez lui pour frissonner, comme au train fantôme. Booba prône l’évasion fiscale. Il ne vote pas. « Tu votes FN, tu votes à gauche, tu votes à droite/Moi j’encule l’Etat, j’ai le cul à l’air sur un hamac. » Il persiste à incarner un cauchemar national ( « Tu veux savoir qui je suis ? Demande au FN. » ) L’écrivain d’extrême droite Renaud Camus trouverait chez lui de quoi alimenter sa crainte de la « contre-colonisation », quand il dit : « Les colons nous l’ont mise profond/A l’envers on va leur faire », ou : « Quand je vois la France les jambes écartées, je l’encule sans huile. » Son hostilité contre les Blancs ne s’est pas calmée. Dans son nouvel album, « D.U.C. », il a rme : « Trouve-moi à soixante piges en bas de chez toi avec un Uzi/Personne n’a les yeux bleus chez nous, à part un husky. »
Etrangement, cette hyperviolence n’a jamais ému la presse ou le monde politique, pourtant en quête désespérée de polémique identitaire. Sans doute Booba est-il protégé par cet humour « à un degré cinq » qui indique, même à l’auditeur le plus inamical, que son personnage a quelque chose d’une performance théâtrale. Mais il y a autre chose. Booba a poussé sa musique aux frontières de l’inaudible. Synthés stridents, voix modifiée par ordinateur, textes hyper-référencés, presque incompréhensibles, esthétique ultrabeauf : le non-initié ne peut que rebrousser chemin. Il sent qu’il n’est pas chez lui. Les disques de Booba sont des zones extraterritoriales. Il a fait sécession, lui le misanthrope qui, à 20 ans, rappait : « J’voulais être seul, mais trop tard,
j’étais déjà né. » Il fait sa promotion lui-même, utilisant ses clips et les réseaux sociaux, maître de son propre buzz. Il n’a pas besoin de la presse et des radios, de toute façon gênées par l’obscénité incorrigible de ses textes. Booba est une entreprise unipersonnelle à irresponsabilité illimitée. CD : « D.U.C. », Capitol/Tallac Records, sortie le 13 avril. En concert à Bercy le 5 décembre 2015.