L'Obs

Les ombres de Garissa

- MATTHIEU CROISSANDE­AU M. C.

C’est un mot d’ordre comme il en naît chaque jour des milliers sur les réseaux sociaux : #147notjust­anumber. Dix-huit caractères en forme de bilan pour dénoncer la barbarie qui vient de frapper le Kenya. Dix-huit caractères pour rappeler que, au-delà du nombre, il y avait des vies, celles de jeunes hommes et de jeunes femmes. Dix-huit caractères, enfin, pour s’étonner de la faible mobilisati­on, pour ne pas dire la relative indifféren­ce, avec laquelle cette tragédie a été commentée dans les chanceller­ies comme dans les médias.

Lancé au lendemain du massacre qui a frappé les étudiants de l’université de Garissa la semaine dernière, ce mot d’ordre nous interpelle autant qu’il nous ébranle. Le monde aurait-il à ce point manqué de compassion et de solidarité ? Serions-nous coupables d’indignatio­n sélective ? D’une émotion à géométrie variable en fonction des kilomètres qui nous séparent du massacre ou, pire, de la nationalit­é des victimes ?

Ce jour-là, sur le campus de l’université de Garissa, les terroriste­s sont arrivés à l’aube. Ils ont encerclé les dortoirs, réveillé les étudiants à coups de crosses et de cris, avant de procéder à un tri aussi méthodique que macabre. D’un côté les musulmans, de l’autre les chrétiens. Aux premiers la vie sauve, aux seconds une balle. Et pour toute une population, le choc et l’effroi.

Les shebabs qui ont revendiqué le carnage n’ont pas frappé au hasard. Sous couvert de haine religieuse, ils ont choisi de s’en prendre à la jeunesse, à l’éducation. Autant de symboles pour l’internatio­nale djihadiste, qui poursuit désormais sa folle guerre sur le front de la culture et du savoir : du Musée de Mossoul en Irak à celui du Bardo en Tunisie, sans oublier les fanatiques nigérians qui ont choisi de baptiser leurs escadrons de la mort d’un nom qui sonne comme un aveu, Boko Haram, « l’éducation occidental­e est un péché ».

Les valeurs que ces terroriste­s ont prises pour cible sont universell­es. Audelà des considérat­ions géopolitiq­ues locales, c’est donc un avertissem­ent à la planète tout entière qu’ont voulu lancer les shebabs sur le campus de Garissa. Et pourtant. Il n’y a pas eu de marche ni de veillée spectacula­ires pour célébrer la mémoire des victimes. Les télévision­s et les sites d’informatio­n, toujours prompts à lancer des éditions spéciales, ont tardé à réagir, c’est vrai. Quant aux réactions officielle­s, elles ont été aussi formelles que lapidaires. Qu’il paraît loin, l’incroyable sursaut des opinions occidental­es qui avait suivi les attentats de « Charlie Hebdo ». On savait l’esprit du 11 janvier fragile. Il s’est évanoui en deux mois. Oubliant derrière le nombre, les ombres de Garissa.

Le monde aurait-il à ce point manqué de compassion et de solidarité ? Serionsnou­s coupables d’indignatio­n sélective ? D’une émotion à géométrie

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