Quelles sont les motivations des jeunes femmes occidentales qui partent pour le djihad ?
Elles ne sont globalement pas di érentes de celles des hommes. Le fond argumentaire, idéologique, rationnel, à la base de leur adhésion, est le même. Ce qui di ère, ce sont les rôles attribués aux hommes et aux femmes et donc la manière dont elles vont devoir se projeter dans le djihad. Contrairement aux hommes, qui vont sur le champ de bataille, les femmes ne combattent pas – du moins pour le moment. Leur rôle est avant tout celui, traditionnel, de femme au foyer, d’épouse et de mère. Le mariage est donc pour elles le moyen privilégié d’accès au djihad. Pourquoi Daech est-il si actif dans leur recrutement ? C’est capital. Sans les femmes, l’établissement d’un Etat ne serait pas possible. Etre dans l’ombre du djihad ne signifi e pas qu’elles sont passives ou occupent une place secondaire. Au contraire, elles sont chargées d’élever la prochaine génération et de poser les jalons d’une société nouvelle. Dans l’idéologie djihadiste, qui promeut une logique de complémentarité des sexes, elles sont actrices et combattantes au même titre que les hommes. Elever les futurs moudjahidine, c’est en quelque sorte déjà faire son djihad. Notre tendance à présenter les femmes djihadistes comme des victimes est-elle justifi ée ? On aimerait beaucoup pouvoir dire que le djihad est une a aire d’hommes et que cela n’intéresse pas les femmes ou seulement dans la mesure où elles seraient entraînées dans le sillage d’un homme, selon une vision romantique… L’importance du nombre de mineures dans le djihadisme contemporain favorise cette image de la femme victime. Le fait qu’elles ne reviennent pas également. Mais ce serait occulter le fait qu’il y a aussi de nombreuses femmes adultes et leur dénier la même intentionnalité consciente que les hommes. En 2002 déjà, lorsqu’on a connu la première Palestinienne à devenir bombe humaine, Wafa Idriss, on a cherché à imputer son acte à son histoire personnelle, au fait qu’elle n’aurait pas pu avoir d’enfant ou qu’elle avait été rejetée par son mari, réduisant ainsi la force de ses convictions politiques. Il est certes assez contre-intuitif de tenir la femme comme actrice volontaire de la violence, mais aussi de s’imaginer une femme qu’on représente toujours comme un symbole de vie choisir le camp de la mort. Et pourtant ce sont des représentations à déconstruire. Les hommes n’ont pas l’apanage de l’adhésion aux thèses djihadistes comme les femmes n’ont pas l’apanage du statut de victime. La radicalisation des femmes est à prendre avec le même sérieux que celle des hommes. On le voit nettement avec le cas de Souad Merah [NDLR : soeur aînée de Mohamed Merah, le tueur de Toulouse], qui a exercé une infl uence Ce modèle, hyperpatriarcal au fond, heurte en e et toutes nos conceptions de la femme contemporaine. Comment celles qui ont grandi dans un monde occidental post-68 peuventelles valider des modes de vie qui en sont aux antipodes, et désirer devenir une épouse de djihadiste ? Déjà, elles ne s’estiment pas du tout soumises aux hommes. Elles revendiquent même le fait de se libérer par un acte de soumission à Dieu. Si elles obéissent aux hommes, c’est seulement ensuite, disent-elles, parce que Dieu l’a voulu ainsi. Ça peut faire grincer des dents, mais j’observe une réelle attractivité pour le mariage avec un combattant, qu’elles idéalisent comme un homme vertueux et viril, à l’opposé de l’image de l’homme moderne occidental, dont les marqueurs de masculinité ont tendance à s’e acer et par qui elles ne se sentent pas toujours respectées. Ensuite, à la base de leur engagement, il y a des réfl exions sociales, citoyennes, politiques, qu’on doit accepter d’entendre si l’on souhaite pouvoir les désamorcer. Elles dénoncent les failles et les anomalies objectives de la société occidentale, en l’occurrence vis-à-vis des femmes. Elles pointent par exemple l’hypocrisie d’un système qui se prétend égalitaire, mais qui n’accorde pas le même salaire aux deux sexes, qui juge celles qui font carrière et n’ont pas d’enfants, ou celles qui, au contraire, choisissent de les élever. Elles ne comprennent pas qu’on refuse le voile des musulmanes, mais pas les femmes à moitié nues… Le djihad fonctionne alors comme un canal pour exprimer leur révolte. Il est tout de même étonnant de chercher à échapper à ces inégalités en optant pour une idéologie djihadiste ! On a beaucoup de mal à le concevoir, mais je pense qu’on assiste à des tentations de la dépendance dans nos sociétés chez les jeunes, parce qu’on a fi nalement un statut de la femme assez peu clair. On ne sait pas trop ce qu’on attend d’elle hormis le fait qu’elle doit être sur tous les fronts : personnel, familial, professionnel. Ça peut être très angoissant de se projeter comme femme aujourd’hui, quand on vous répète qu’il va falloir vous battre, et vous battre plus qu’un homme, pour être indépendante. Certaines peuvent être tentées de se dire : « Je veux une option plus simple », en l’occurrence un homme pour me protéger. Le complexe de Cendrillon est encore très présent, toute femme peut ressentir cette tension. Mais le tour de force du groupe Etat islamique (EI), ce n’est pas seulement de vendre un rôle de la femme au foyer ordinaire, c’est de le vendre comme étant celui d’une actrice révolution-
GÉRALDINE CASUTT est doctorante en sociologie des religions à l’université de Fribourg. Elle travaille actuellement à une thèse de doctorat sur « Les femmes dans l’ombre du djihad », sous la direction de Farhad Khosrokhavar, en cotutelle avec l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales (EHESS).