Les femmes de l’ogre
PAR AUDRÉE WILHELMY, GRASSET, 192 P., 16,50 EUROS.
Elle a 30 ans, un profi l de madone, et elle est québécoise. Elle ne respecte rien, ni les contes populaires du
siècle, ni la morale des bigots, ni les théories des féministes, sauf la langue française, qu’en plus elle fait jouir. Dans « les Sangs » – chauds, les sangs –, Audrée Wilhelmy récrit, à sa manière (on dirait du vinaigre sur la craie), « la Barbe bleue », de Charles Perrault. Non seulement elle transforme l’ogre patibulaire, repoussant et sadique, en charmeur désinvolte, mais elle imagine aussi que les femmes dont il s’éprend, et inversement, sont des victimes consentantes. Sept d’entre elles ont d’ailleurs laissé une sorte de journal intime, une manière de testament amoureux, au richissime et séduisant bourreau, qui les collectionne pour en faire un volume. L’une après l’autre, chacune évoque sa rencontre avec Féléor Berthélémy Rü, le plaisir qu’il leur donne, qu’elles lui donnent. Et si elles meurent, c’est qu’elles le veulent bien, pour la plupart : « Puisque, loin de ses bras, je suis vouée à agoniser , écrit Mercredi Fugère, je décide de lui demander de me tuer. En jouissant. C’est une fi n plus grisante, plus enviable, plus “sensible” que de mourir d’inanition. » « Je l’ai séduit , ajoute Phélie Léanore, en disant que je voulais qu’il me fasse l’amour en serrant mon cou jusqu’à ce que j’en tombe dans les pommes. » Perrault, version SM.
Les conquêtes successives de Féléor se ressemblent dans la mort, mais pas dans la vie. Mercredi est dame de compagnie, elle lit le Marquis de Sade et a des chevilles d’oisillon. Veuve d’un général, Constance, parce qu’elle est frugivore, a un sexe sucré, une peau végétale et elle fabrique, dans un laboratoire, des cigarettes d’ail et son propre poison. Abigaëlle est danseuse, et Féléor n’aime rien tant que croquer les cloques de ses pieds. Frida est mère, gironde, et sujette à la fl émingite. L’athlétique Phélie devient le gibier sacrifi ciel d’une chasse à courre, et le destin de la rousse Lottä est écrit dans le tarot de sa mère : « Ta beauté sera la perte des hommes. » A vous enfi n de découvrir la dernière, Marie des Cendres… On connaissait la « tapisserie de la reine Mathilde », voici le catalogue irraisonné du seigneur Rü en rut, où des jeunes femmes, dont il commente et corrige les confessions, réalisent tous leurs fantasmes, cèdent à tous leurs désirs, aux plus troublantes déviances, s’o rent en même temps à leur maître et à la Faucheuse. C’est osé, cru comme la viande rouge, morbide, odoriférant, aussi sauvage qu’une curée, peu recommandable aux âmes sensibles, et d’autant plus fort que le livre, empruntant au médiévisme, au romantisme et au freudisme, est écrit avec une adorable préciosité. Ses rêves, ou ses cauchemars, Audrée Wilhelmy n’a pas craint de les coucher, au sens propre, sur le papier. Elle n’a pas seulement un talent fou, elle a aussi un culot monstre.