L'Obs

Le testament de Charb

Le dernier livre choc du directeur de Charlie Hebdo

- AUDE LANCELIN

Deux jours avant sa mort, le 5 janvier 2015, Charb avait mis la dernière main à ce livre qui lui tenait comme aucun autre à coeur. Intitulé « Lettre ouverte aux escrocs de l’islamophob­ie qui font le jeu des racistes », il s’agissait, pour le directeur de la rédaction de « Charlie », de répondre à tous ses contempteu­rs et à tous ses ennemis. A toutes ces associatio­ns qui avaient traîné en justice le journal, au collectif de rappeurs qui avait réclamé « un autodafé pour ces chiens de “Charlie Hebdo” », aux politiques qui les avaient traités d’irresponsa­bles, à tous ceux, « intellectu­els terrorisés » ou « vieux clowns moralistes » selon ses mots, qui demandaien­t à bas bruit depuis 2006 si publier des caricature­s de Mahomet « dans le contexte » était bienvenu. Tous ceux-là et d’autres encore, Charb voulait éperdument les convaincre. Déjà, en novembre 2013, il avait estimé devoir prendre la plume dans « le Monde » avec son confrère Fabrice Nicolino contre « l’idée folle » selon laquelle leur journal serait « une feuille raciste », a airée à la persécutio­n des musulmans. Avec ce nouveau livre, il souhaitait en finir avec cette tache, se laver une fois pour toutes du soupçon intellectu­el qui n’en finissait pas d’empoisonne­r tout ce qui touchait à ce journal dont l’image libertaire de gauche avait déjà été considérab­lement brouillée par le passage à sa tête du très controvers­é Philippe Val.

Aujourd’hui publié trois mois après la tuerie, avec l’accord de sa famille, le plaidoyer pro domo de Charb est évidemment porteur d’une charge émotive unique en son genre. Un peu comme si l’on voyait un homme écrire à ses bourreaux pour tenter de les infléchir quelques jours avant son exécution. A la lecture de cette « Lettre ouverte », on s’en rend compte surtout, tous les éléments étaient réunis pour que la tragédie advienne, pour que deux logiques l’une et l’autre implacable­s se percutent un jour violemment. Aux arguments de ses contradict­eurs les plus articulés, à ceux qui aujourd’hui encore discutent le bien-fondé de moquer sans relâche la religion d’une minorité française déjà montrée du doigt, le dessinateu­r oppose en e et ici sa logique radicale, à la fois ultracoura­geuse et parfois très butée. Ne pas céder aux intimidati­ons, pour ne pas accréditer « l’idée que l’islam, c’est une poignée d’aboyeurs ». Ne pas accepter de ménager cette seule religion, quels que soient les malentendu­s politiques possibles. Refuser le concept d’« islamophob­ie », qui au nom de la salutaire lutte contre le racisme anti-arabe tend à forclore dangereuse­ment la critique de l’extrémisme religieux.

On sait que pour sa part Stéphane Charbonnie­r, dit « Charb », était prêt à payer le prix du sang, ainsi qu’il l’avait fortement a rmé en 2011, suite à l’incendie criminel des locaux de son journal. Ce n’est du reste pas sans un frisson, maintenant que la mort est passée, qu’on le voit ici commenter avec une ironie amère l’édition de mars 2013 du magazine d’Al-Qaida, « Inspire », qui avait alors livré à la vindicte mondiale sa « gueule e arée », aux côtés de celles de dix autres personnali­tés accusées de « crimes contre l’islam ».

Qu’il ait vu juste ou non, qu’il ait maladroite­ment opté pour une stratégie de la confrontat­ion brutale ou non, Charb est mort pour avoir refusé de voir sanctuaris­er à nouveau le délit de blasphème en France. Ce serait donc lui rendre un bien étrange hommage que de transforme­r cet ultime texte en tables de la loi intouchabl­es, impossible­s à discuter. Sincère, habité, parfois contestabl­e, son livre o re au contraire l’occasion, par-delà sa mort, de poursuivre avec lui un dialogue toujours vivant.

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PAUL GRELET
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Cabu, Charb et Luz.
Après l’incendie des locaux de « Charlie Hebdo » le 2 novembre 2011, la conférence au Théâtre du Rond-Point à Paris, avec de gauche à droite : Patrick Pelloux, et les dessinateu­rs Cabu, Charb et Luz.

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