L'Obs

Née de jazz inconnu

Elle a attendu d’avoir 46 ans pour découvrir qu’elle était la fille du musicien de jazz Elek Bacsik, qui repose dans une fosse commune de Chicago. Récit

- JÉRÔME GARCIN

Soudain, l’été lointain. Au début des années 1960, à Juan-les-Pins, le festival de jazz bat son plein. Un guitariste aux doigts de fée donne la réplique à Dizzy Gillespie. Il est tzigane, hongrois, polyglotte (il parle sept langues), il a 36 ans et le charme d’un « Clark Gable à la peau mate ». Sous le ciel étoilé de Provence, il s’éprend d’une Française, et puis disparaît. Une fille, Pascale, née de cette aventure d’un soir caniculair­e – « non pas d’une histoire d’amour, mais d’un regret qui ne passe pas » –, va grandir sans jamais savoir qui est son père. Car sa mère a rencontré ensuite un autre homme, et elle ne veut pas que son passé soit divulgué. Le temps passe, le secret pèse de plus en plus lourd, on fait comprendre sans aménité à la petite Pascale, cheveux noirs et teint manouche, qu’elle est di érente. Elle en sou re. Devenue adulte, professeur de français en Vendée, mariée et mère à son tour d’une fille, elle décide de rompre avec sa mère et la famille de son beaupère (qui ajoute la xénophobie à l’inculture) pour mieux se consacrer, à partir de 2009, au mystère de ses origines. Et à 46 ans, cette fan du « Temps des gitans », de Kusturica, et des « Princes », de Tony Gatlif, découvre enfin l’identité de son père biologique : c’est Elek Bacsik. Une légende du jazz, mais aussi un destin foudroyé. Il est trop tard pour rattraper le temps perdu et le serrer dans ses bras. Le guitariste et violoniste rom qui a travaillé avec Quincy Jones, accompagné Barbara et Gainsbourg, joué pour Elvis Presley, est mort en e et près de Chicago, en 1993, et sa dépouille a été jetée dans une fosse commune.

Pascale achète alors un grand cahier, qu’elle découpe en soixantese­pt colonnes, chacune réservée à une année de la vie du musicien, et commence son incroyable enquête à travers le monde. Elle dit aussi qu’elle se lance, selon le mot d’André Lorant, dans une « archéologi­e scripturai­re ». Elle sait maintenant de qui elle est la

La formule vaut pour sa fille : peu de mots, mais qui sonnent clair ; aucune grandiloqu­ence, rien que des phrases simples et mélodieuse­s pour raconter la vie de celui qui l’a en même temps dévorée et brûlée.

Né à Budapest en 1926, Elek Bacsik a plus d’une corde à son arc : violon, guitare, contrebass­e ou violoncell­e, il excelle en tout et très tôt. A 20 ans, après avoir échappé aux nazis et aux Soviétique­s, il quitte la Hongrie, traverse l’Autriche, la Suisse, le Liban, l’Espagne, le Portugal, où il loue ses dons aux orchestres classiques, aux ensembles folkloriqu­es et aux thés dansants des casinos. Mais le jazz, sa passion, son génie, c’est à Paris, où il débarque en 1959, qu’il peut en jouer avec Lou Bennett, Bud Powell, Michel Legrand, Stéphane Grappelli et dans le trio d’Art Simmons, au Mars Club. Le guitariste-violoniste est aussi demandé, pour des concerts et des tournées, par Claude Nougaro, Jacques Higelin, Juliette Gréco ou Sacha Distel. En quelques années et une poignée de disques, Bacsik se fait un nom ainsi qu’une réputation de buveur, noceur, joueur. Il ne reste plus au Rom itinérant qu’à gagner, en 1966, le Nouveau Monde. Il s’y produit dans les casinos de Las Vegas et l’orchestre d’Elvis Presley, enregistre des albums (« I Love You », « Bird & Dizzy. A Musical Tribute »), devient le premier violon de Wayne Newton. Après un détour par les clubs de jazz québécois, il est victime d’un AVC et meurt d’un cancer des poumons, en février 1993, à 67 ans.

« Elek n’a jamais eu vent de mon existence, écrit aujourd’hui Pascale, alias Balval, ne m’a jamais vue, mais tous ceux qui m’importent le connaissen­t, il est donc présent. Je ne suis plus une fille rejetée, je suis une fille inconnue. » La fille inconnue d’un musicien méconnu qui, à en croire la chanteuse Nancy Holloway, « ne faisait jamais d’histoires ». La sienne n’avait encore jamais été racontée. Son enfant de Juan-les-Pins s’en est chargée. Elle fait renaître son père. C’est aussi poignant qu’une mélopée tzigane.

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