L'Obs

Le cavalier sans jambes

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’était l’été, la nuit venait de s’abattre sur le château de Falaise. Le comte de Brionne se levait de table et disait : « Je sens venir à tire d’aile des jours brutaux, rapaces, sanguinair­es, où la créature n’aura plus nul respect d’elle-même, ni de son semblable. » Puis il sautait sur le dos d’Atrevido, un jeune entier portugais qui pia ait nerveuseme­nt dans la pénombre, et partait au galop. Soudain le comte dégringola­it dans la poussière, frappé à mort par un archer perfide, tandis que son cheval poursuivai­t sa course, seul. Dans les gradins, quelques centaines de personnes frémissaie­nt d’e roi. Cette reconstitu­tion de la vie de Guillaume le Conquérant commençait de façon bien spectacula­ire.

Tout l’été 1987, Bernard Sachsé est tombé dans l’enceinte du château de Falaise. On l’assassinai­t deux fois par semaine, les vendredis et samedis, sans compter la veille du 14-Juillet. La mort était son métier. Dans une autre scène, c’était même à son tour de la donner, recostumé en capitaine normand, mais toujours au galop, en criant « Diex Aïe » et en faisant de grands moulinets avec une longue épée en ferraille que les gamins du coin avaient du mal à soulever. Ce cavalier surdoué démarrait alors une brillante carrière de cascadeur qui lui permettait, en parallèle, d’assouvir sa passion pour le dressage de haute école. Il avait 24 ans, une forme olympique, des projets plein la tête. La vie commençait enfin de lui sourire après une jeunesse de galères et d’épreuves : orphelin de père à 3 ans et de mère à 17, accident de bagnole, éducation militaire à l’école des palefrenie­rs du haras du Pin, petits boulots. La vie ne lui a pas souri longtemps. Sept ans. Sept ans qui ont passé au galop jusqu’à ce mois d’août 1994 et ce tournage en Suisse, trois mois après son mariage, où il doit faire un cabré-retourné avec un cheval qu’il ne connaît pas. Il y a une prise de trop. Le cheval se relève. Pas lui. Couché dans l’herbe, Sachsé sent qu’il a « pris un autobus dans le ventre ». Un coup de sabot lui a bousillé la moelle épinière.

Aujourd’hui, chapeau de cow-boy sur le crâne, l’ancien chevalier circule sur un quad dans la charmante écurie de Tourly. On y reconnaît le décor de « Danse avec lui », tourné ici en 2006 par Valérie Guignabode­t. C’est là, en pleine campagne, à mi-chemin entre CergyPonto­ise et Beauvais, que Sachsé s’est installé en 1999 avec sa femme et ses enfants, pour donner des cours particulie­rs aux propriétai­res dont ils ont les chevaux en pension. Son passé de cascadeur lui semble loin. Il aura été bref, mais bien rempli. Vite repéré par Mario Luraschi, qui règle 90% des cascades équestres du cinéma français depuis des décennies, Sachsé a tourné dans une trentaine de films, des « Visiteurs » au « Hussard sur le toit » en passant par « Germinal » et « le Retour de Casanova ». Mais il a aussi travaillé avec Maurice Béjart au Grand-Palais, et fait le spectre jusqu’à Moscou, à cheval, sur de glissantes scènes de théâtre qui ne s’y prêtaient pas, dans le « Hamlet » de Patrice Chéreau. « L’alchimie entre nous a bien fonctionné. Du coup, sur “la Reine Margot”, il m’a réclamé quand il a su que j’étais disponible. On me voit qui vole un cheval dans une ruelle, puis dans la scène de chasse, ou quand le roi se casse la gueule, pour maintenir son cheval couché. Ce que j’ai beaucoup apprécié avec Chéreau, c’est qu’il ne me considérai­t pas que comme un technicien. » A la di érence des autres cinéastes, qui o rent « quinze prises à un comédien pour une réplique, mais demandent au cascadeur de réussir du premier coup », sans se préoccuper de la di culté de ce qu’il doit faire. Sachsé n’a pas oublié comment il s’était préparé, avec deux autres cavaliers, à sauter exactement en même temps qu’eux sur le pont d’un bateau pour « la Fille de d’Artagnan ». C’était délicat, c’était dangereux, il leur a fallu « des mois de boulot » pour tout régler au millimètre ; la mise en boîte a été expédiée, le dernier jour du tournage, par un Bertrand Tavernier exténué et à cran.

CHAMPION DE FRANCE

Tout ça s’est arrêté net en août 1994 avec l’accident. Direction Garches, cette capitale de la douleur pour grands fracassés de la route. Diagnostic : paraplégiq­ue D10. « Plus de jambes, plus de hanches, plus d’abdos, plus rien au-dessous de la dixième dorsale. Comme si j’avais une grosse péridurale. » Allez tenir en selle dans ces conditions. Les médecins essaient d’expliquer à Sachsé qu’il ferait mieux d’oublier. Ils

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