Salade russe
PAR ELIF BATUMAN, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR MANUEL BERRI, ÉDITIONS DE L’OLIVIER, 336 P., 23,50 EUROS.
C’est dans l’appartement de sa grand-mère, en Turquie, qu’Elif Batuman , jeune fille (elle est née aux EtatsUnis en 1977), déniche une vieille édition d’« Anna Karénine » en anglais. « Je passai les deux semaines suivantes avachie dans le velours rose du canapé on ne peut plus bourgeois de ma grand-mère, à ingurgiter d’énormes quantités de raisin et à lire avec frénésie. » Cette overdose ayant eu moins pour e et de la vacciner contre le pathos des romans russes que de l’encourager à mieux le comprendre, la courageuse lectrice se lança dans des études de linguistique, puis entra au département de littérature comparée, section russe, de Stanford, la prestigieuse université californienne. Sans se douter que ce vigoureux cursus allait changer sa vie. Pour décrocher des bourses d’études, Elif Batuman invente d’improbables recherches nécessitant de voyager dans des territoires inquiétants. Partant sur les traces de Pouchkine (en Turquie), Elif atterrit à Ankara chez sa mère, consternée d’apprendre que sa fille devra traverser la partie nord de Chypre, où des escarmouches avec les Turcs sont fréquentes, et la côte méditerranéenne, « où les boîtes de nuit pour Européens en mal de sensations ne cessent de s’étaler à proximité de la frontière syrienne et où il faut se méfier des terroristes du PKK ». Bravant l’interdit familial, Elif s’enfuit, direction Kayseri, « la capitale turque du pastrami ». Mais la tante d’Elif, membre des services secrets turcs, la fait suivre. « Plus j’avançais dans ma lecture du carnet de voyage de Pouchkine, plus j’établissais de parallèles avec ma propre expérience. Lui fuyait la police secrète ; moi, ma tante Arzu. » Une autre fois, Elif Batuman se retrouve dans la maison de Tolstoï, à Iasnaïa Poliana, pour un colloque international où d’éminents spécialistes se prennent le chou sur la passion tardive du grand homme pour le tennis, ou sa découverte du vélo, à 60 ans. Elif est venue soutenir que le grand homme avait été assassiné. L’arme du crime? La « jusquiame noire », un poison que Sonia, sa femme, aurait pu lui inoculer. La vérité, c’est qu’elle n’a pas trouvé d’autre révélation ébouri ante pour se faire envoyer en Russie par l’université. De Tachkent à Samarcande, de Saint-Pétersbourg à Moscou, Elif Batuman apprend l’ouzbek, enquête sur les vies de Babel, de Dostoïevski, et raconte les bonnes et mauvaises fortunes de la vie universitaire avec une intelligence et un sens de l’humour hors du commun. Avec son côté « Martine fait la cuisine » pour adultes, le récit-roman de cette collaboratrice du « New Yorker » fait songer aux premiers écrits de David Foster Wallace. Il est surexcitant.