Un pianiste pas manchot
PAR MAXIME ZECCHINI (AD VITAM)
On ne comprend pas pourquoi Visconti n’a rien fait sur la famille Wittgenstein de Vienne. Tout y était, pourtant : ils étaient richissimes, cultivés, recevaient Brahms et Mahler, se faisaient tirer le portrait par Klimt, étaient musiciens, intelligents, libres, et vivaient dans un hôtel particulier « cubiste », dû à un élève de Loos. Trois frères se suicidèrent, Ludwig renonça à l’héritage, mais pas son frère Paul, pianiste de son état.
Ce Paul, qui jouait en duo avec Richard Strauss, part pour la guerre en 1914. Il est blessé, on lui ampute le bras droit. Il ne renonce pas au piano – un Wittgenstein ne renonce jamais (sauf aux héritages) –, joue tout ce qu’il peut de la seule main gauche, écrit des études destinées à la fortifier, les publie, et commande aux compositeurs de son temps, grâce à sa fortune colossale, quantité d’oeuvres : Hindemith, Prokofiev, Richard Strauss, Britten, Korngold, Ravel… Quand il n’aime pas le résultat, il ne le joue pas. Il adapte pour la main gauche des pièces de Schubert, Chopin, Bach, Liszt, Grieg et d’autres, en publie un choix dans son « Ecole de la main gauche », laissant les autres à l’état de manuscrits. Ce sont ces transcriptions que joue Maxime Zecchini dans le cinquième volume de son anthologie de musiques pour la main gauche (la pochette les déclare toutes inédites, ce qui est faux). On peut dire que Zecchini n’est pas manchot – sans jeu de mots. Mais il ne peut faire que les ratées soient réussies. En revanche, il rend justice aux trouvailles multiples de ce pianiste compositeur, qui suscita nombre de chefs-d’oeuvre, fruits d’une terrible contrainte.
Non, ce n’est pas un chef-d’oeuvre comme « Astral Weeks » ou « Moondance », mais l’Irlandais teigneux rugit toujours, à dix coudées au-dessus de la mêlée. Pour ce nouvel album, il a choisi de revisiter les perles rares de son impressionnant répertoire. Seize titres, autant de duos avec la relève soul (Joss Stone, Gregory Porter), la crème des ténors d’outre-Manche (P.J. Proby, Georgie Fame, Chris Farlowe, Mark Knopfler, Steve Winwood) et ses frères en blues (Bobby Womack, Mavis Staples, Taj Mahal). Un exercice de grand style. C’est plus vrai que jamais avec ce quatrième album, où la voix étrange de Rosemary Standley nous conte des histoires sordides et diaboliques plus ou moins inspirées par « le Maître et Marguerite » de Boulgakov. Le tout est soutenu par un harmonica qui ronfle douloureusement, des influences cajuns, une section rythmique musclée (« Ginger Joe ») et, parfois, une fantaisie déglinguée qui oscille entre l’« Alabama Song » de Kurt Weill et le son abrasif des Violent Femmes (formidable « When I Ride »). Entrez dans la transe.