L'Obs

Luchini, il n’y en a qu'un

PAR FABRICE LUCHINI. THÉÂTRE DES MATHURINS, PARIS-8E, 01-42-65-90-00.

- JACQUES NERSON

Vu qu’il n’y aura probableme­nt plus une place à vendre quand cette chronique paraîtra, n’est-il pas cruel – et par-dessus le marché inutile – de vanter le nouveau spectacle de Fabrice Luchini comme l’a fait Jérôme Garcin la semaine dernière ? C’est le supplice de Tantale. En même temps, il faut bien rendre compte d’un phénomène aussi singulier. Car Luchini fait salle comble toujours et partout, quel que soit son répertoire. Ici il cite et récite Valéry, Rimbaud, Proust, La Fontaine, Labiche, Cioran, Nietzsche, Flaubert, Barthes, Michel Bouquet et Jean-Laurent Cochet, ses deux maîtres en matière de théâtre, et aussi son cher Céline qu’il dit mieux que personne. Ce qui, selon les jours, représente un tiers ou au mieux une moitié du spectacle. Le reste, ce sont ses enchaîneme­nts en partie improvisés. Ce que les esprits malintenti­onnés appellent « son numéro ». Il est vrai qu’une partie du public vient le voir dans l’espoir de retrouver sur scène le Luchini qu’ils ont vu délirer à la télévision, ainsi chez Ruquier l’autre soir. Ah, c’est un bon client ! Pour peu qu’il soit en forme et que l’animateur sache doper son hystérie, il fait le buzz. Eh bien, ce public qui n’est pas familier des théâtres n’est pas déçu. En veuxtu, en voilà, du Luchini ! Avec quelques pages sublimes de notre littératur­e en prime. Est-il bon ? Pas toujours. Il collection­ne les défauts. Voix mal maîtrisée, tantôt trop forte, tantôt détimbrée. Cris ou chuchoteme­nts. Il « surarticul­e », martèle les syllabes et pour cela grimace. La gestualité n’est pas plus contrôlée. Quand ses mains n’illustrent pas les paroles qui sortent de sa bouche comme s’il était son propre chef d’orchestre, il ne sait qu’en faire. Cependant, malgré sa gaucherie, un prodigieux magnétisme émane de lui. Il est l’exact contraire de son rival, Pierre Arditi, dont on célébrait ces jours-ci la virtuosité sans pareille. Si Arditi est un grand acteur, on pourrait dire à Luchini, parodiant la déclaratio­n de Victor Hugo à Marie Dorval : « Vous n’êtes pas un acteur, vous êtes pire. » Un personnage autant qu’un interprète. Un génie hors norme, hors classe, hors pair. Inégal, imprévisib­le, tantôt décevant, tantôt renversant. Son spectacle varie d’un jour à l’autre selon son humeur et celle de la salle, venue, comme le lui disait Michel Bouquet, moins pour le voir jouer que pour jouer avec lui. Le public a raison de l’aimer : il n’y en a pas deux comme lui.

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