L’homme qui veut faire basculer l’Europe
Les partis anti-austérité ne cessent de gagner du terrain de la Grèce à l’Espagne, tandis que cette gauche piétine en France. Rencontre exclusive avec Pablo Iglesias, leader du mouvement Podemos, qui pourrait accéder au pouvoir dès cet automne
La journée a été longue pour Pablo Iglesias. Dans les couloirs du QG de Podemos, un étage de bureaux anonymes qui donne sur la Plaza de España, en plein centre de Madrid, il se murmure que son ex-compagne Tania Sánchez, dont il s’est séparé il y a quelques mois à peine, s’apprête à être mise en examen pour une a aire de corruption. Le genre de boule puante que la droite lance désormais tous azimuts pour abattre la menace Podemos. Le parti conservateur de Mariano Rajoy est en e et sur les dents. Il attaque rudement le jeune mouvement de la gauche radicale, au coeur même de ses valeurs, l’intégrité, dans un pays gangrené par la corruption de la « caste », les élites au pouvoir, et lessivé par les politiques d’austérité consécutives à la crise financière de 2008.
Soucieux, en retard, mais toujours très concentré, l’ex-jeune prof vedette de l’université Complutense de Madrid, devenu en moins de trois ans l’homme susceptible de gouverner l’Espagne après les élections générales de novembre prochain, a une heure pile devant lui pour répondre au seul entretien accordé à la presse française après les récents succès électoraux de sa formation à Barcelone, Madrid, Saragosse ou encore Valence. Un cadenassage temporel devenu quotidien pour cet ex-militant altermondialiste à l’allure christique, qui avoue au passage la douleur de n’avoir plus le temps de lire autre chose que le journal.
Toujours résident d’un petit appartement familial à Vallecas, banlieue rouge de Madrid, il vient de voir sa vie percutée de plein fouet par une extrême célébrité, alors que pour toute une Europe il incarne désormais aux côtés du Grec Alexis Tsipras un vent de changement « anti-austéritaire » et un retour des peuples sur la scène de l’histoire. Tout commence lorsque Pablo Iglesias décide de lancer une émission de débats, « la Tuerka », sur une chaîne du câble, rêvant avec quelques camarades de fac de redonner à la gauche des mots nouveaux, l’envie de relever le gant face aux néolibéraux, et, horresco referens, le goût du succès. Portée par le mouvement de la Puerta del Sol en mai 2011, l’ascension de leur groupe, bientôt baptisé Podemos (« Nous pouvons »), sera fulgurante. Après les européennes de mai 2014, alors qu’ils emportent cinq sièges de député, Podemos devient un parti structuré,
« comme les autres », entend-on de plus en plus grincer dans son camp, où certains suspectent le jeune leader d’être prêt à tous les compromis doctrinaux et électoraux pour s’emparer du pouvoir. Redonner à une gauche exsangue l’envie de gagner, ce disciple de Gramsci, le théoricien de la bataille pour « l’hégémonie
culturelle », n’a jamais caché que c’était son grand dessein. Quitte à rejeter de façon malséante l’étiquette même de « gauche ». Lorsqu’on reproche à Pablo Iglesias de s’être trop aligné sur les canons de la communication de masse, une de ses réponses préférées est qu’il n’a pas envie qu’on écrive un jour sur sa tombe : « Il a
toujours eu raison, mais personne ne le sut jamais. » A l’aube de la grande bataille des élections générales de
l’automne prochain, il répond à nos questions. A. L.
Avec Podemos, vous avez produit un énorme effort, à la fois médiatique et conceptuel, pour donner de nouveaux mots à l’indignation populaire, pour inventer une nouvelle façon de dire la politique, jusqu’à rejeter l’opposition gauche/droite et lui préférer une autre polarisation. Comme on le voit dans le « Manifeste » de Podemos récemment publié (1), vous avez, depuis le début, l’ambition d’opérer une sorte de reconquête de l’imaginaire du peuple, totalement colonisé à vos yeux depuis les années 1980 par les idées réactionnaires et néolibérales. Considérez-vous que c’est cela qui vous a permis de contourner le désamour populaire qui frappait jusqu’ici la gauche en Espagne ? Le mouvement des « indignés » a cruellement pointé une crise du système politique qui avait à voir avec l’exigence de plus de démocratie et avec le rejet massif des élites politiques et économiques. Ces phénomènes ne pouvaient plus se penser uniquement dans les coordonnées du clivage gauche/droite. D’ailleurs, au début, la gauche a eu beaucoup de mal à comprendre ce qui était en train de se passer sur les places en Espagne. C’est pourquoi, même si nous tenons à la démocratisation de l’économie autant que cette ancienne gauche, nous devons apprendre à appréhender la politique avec de nouvelles catégories. Par exemple nous préférons parler de dichotomie peuple/oligarchie, haut/bas, plutôt que de gauche/droite. Comme le dit l’intellectuel britannique Perry Anderson, il faut admettre le fait que la gauche a subi durant ces dernières décennies une énorme défaite. Une défaite qui a à voir avec les imaginaires, avec le langage, avec la faculté de mettre un nom sur les choses. Cela ne change rien au fait que le naufrage des politiques financières, qu’on a appelé néolibéralisme, a ouvert des possibilités politiques immenses pour qu’un programme de justice sociale puisse se frayer un chemin. Mais cela ne modifie rien à l’échec de celle-ci et au fait que les symboles, les ingrédients de communication doivent se transformer. Je pense, pour être provocateur, que ça, en France, Marine Le Pen l’a, hélas, mieux compris que la gauche radicale. Pour un universitaire de 37 ans, se retrouver en si peu d’années propulsé à la tête d’un parti politique en
pleine ascension, c’est un changement de vie absolument considérable. Comment tenez-vous le choc ?
D’un point de vue personnel, je ne le souhaite à personne. J’étais quelqu’un qui avait une vie normale, qui se déplaçait dans Madrid à scooter, qui avait un espace pour une vie privée. Et du jour au lendemain, je me suis retrouvé à devoir assumer une notoriété telle qu’elle m’oblige à être accompagné tout le temps et m’empêche d’aller boire une bière tranquillement avec deux ou trois amis. J’espère que cela ne durera pas toujours. Mais si je reconnais que cela ne me rend pas heureux, je sais que c’est indispensable au vu des responsabilités que j’ai choisi d’endosser. On connaît les grandes lignes du projet Podemos : rompre avec les politiques d’austérité menées dans l’Union européenne, retrouver une souveraineté économique, reconquérir les droits sociaux abîmés par la crise, mais le programme politique concret par lequel vous souhaitez les mettre en oeuvre, on ne le voit pas encore très bien. Il y a à peine plus d’un an, votre parti était fondé… Où en êtes-vous dans l’élaboration de votre projet politique pour l’Espagne ? Le programme cadre que nous avons présenté aux dernières élections avait forcément une portée limitée, étant donné que les compétences des régions en Espagne sont réduites. Mais lorsque nous rendrons public notre programme pour les élections générales [en novembre 2015, NDLR], nous pourrons être encore plus ambitieux. Nous avons déjà proposé des mesures très concrètes, un plan de sauvetage social, des mesures liées à la fiscalité, des moyens de lutte contre la corruption. La fiscalité y sera notamment un axe très important. Nous parions sur une réforme fiscale progressive qui obligera la partie la plus haute de la pyramide économique à payer des impôts. Dans notre pays, on trouve un taux extrêmement élevé de fraude et il existe beaucoup de mécanismes pour permettre aux plus aisés d’être finalement très peu taxés. Nous voulons nous rapprocher de la moyenne européenne. Le taux moyen de recouvrement de l’impôt en Espagne est de 7 points inférieur à celui de l’ensemble de l’UE. Nous sommes également déterminés à nous inspirer de l’impôt français de solidarité sur la fortune (ISF), parce qu’il est bien plus facile d’emporter son argent en Suisse que sa maison. Les riches espagnols doivent s’habituer à payer des impôts, eux aussi. On dit que vous échangez à ce sujet avec l’économiste français Thomas Piketty. Est-ce exact ? Oui, bien sûr. J’ai eu l’occasion de m’entretenir avec Piketty à propos de son livre « le Capital au XXIe siècle », et depuis nous avons discuté ensemble des politiques fiscales européennes. Outre ces mesures concernant la fiscalité, il est absolument nécessaire, selon nous, de mettre en place des mesures d’aide à l’emploi. Des mesures expansives, qui ne nous feront pas entrer en concurrence avec des pays plus faibles que nous, comme le Bangladesh, mais assureront une amélioration des conditions de l’emploi bénéfique pour l’ensemble de notre économie. Une de nos propositions est, par exemple, d’essayer de limiter la semaine de travail à 35 heures. Mais avant de mettre en place ces mesures, comment comptez-vous sortir des politiques d’austérité auxquelles a été soumise l’économie espagnole depuis 2008, ainsi que vous le promettez à vos électeurs ? Lorsque vous voyez l’exemple actuel de la Grèce, la façon dont les institutions européennes ont pris Syriza à la gorge après leur arrivée au pouvoir… Qu’est-ce que ça vous inspire, comment allez-vous vous y prendre pour contourner cet obstacle-là ? Tout d’abord, la Grèce ne représente que
“Nous constatons la défaite éclatante du sociallibéralisme.”
3% du PIB de la zone euro, tandis que l’Espagne représente de 13% à 14% de celui-ci. Notre pays est dans une position bien plus favorable pour négocier. Par ailleurs, notre situation économique est fort heureusement meilleure que celle de la Grèce. En même temps, je pense que le gouvernement grec est en train de faire ses preuves. On nous avait annoncé l’apocalypse lorsque Syriza a gagné les élections mais on constate que le gouvernement a toujours un soutien extrêmement fort de la population, une popularité plus importante qu’aucun autre en Grèce au cours des dernières décennies. Tsipras et les siens mènent des négociations extrêmement difficiles avec l’Eurogroupe, mais contrairement à ce qu’on dit, ils arrivent petit à petit à mettre en oeuvre leur programme tout en faisant face à la situation.
Sur quelles forces comptez-vous vous appuyer si vous accédez au pouvoir ? Les gouvernements socialistes européens se sont totalement désintéressés du sort de Syriza. Est-ce que vous pensez obtenir d’autres soutiens au sein de ces forces socialesdémocrates, cultivez-vous encore cet espoir-là ?
Ce que je crois, c’est que les sociauxdémocrates en Europe sont en train de se retrouver sans le moindre espace pour gouverner. Ce qui est arrivé lors des dernières élections au Royaume-Uni n’est pas tant la victoire des tories, des conservateurs, que la défaite des travaillistes et de la politique de la « troisième voie » qu’avait incarnée Tony Blair et théorisée Anthony Giddens. Cette mouvance-là a totalement perdu l’appui des classes populaires. Nous constatons la défaite éclatante d’une forme de social-libéralisme compatible avec les privatisations et la domination des pouvoirs financiers.
En France, toutefois, ce social-libéralisme-là est encore revendiqué par la gauche au pouvoir. A un moment donné, on a l’impression qu’Alexis Tsipras a réellement pensé que le gouvernement français lui viendrait en aide. On sait ce qu’il en a été… Avez-vous été surpris, vous, par l’attitude de la France ?
Très franchement, oui. Nous attendions des gestes plus courageux, tant de la part du gouvernement français de François Hollande que de la part du gouvernement italien de Matteo Renzi. Je crois qu’ils ont été beaucoup trop timides et, dans le cas de la France, François Hollande pourrait bien être en train de creuser sa propre tombe. D’une certaine façon, c’est ce qu’il a déjà fait en renvoyant les ministres les plus souverainistes de son gouvernement et, d’une certaine manière, sa politique ouvre la voie à une possible victoire du Front national. Il faut bien comprendre cela : si les sociaux-démocrates européens ne saisissent pas la main qui leur est aujourd’hui tendue, c’est peut-être avec Marine Le Pen que devra négocier plus tard l’Eurogroupe. Vous cherchez à réhabiliter à gauche les notions de souveraineté, de nation, de patriotisme économique, contre la domination des marchés financiers, notamment. Chez nous, la gauche radicale est encore très mal à l’aise avec ces idées-là. Au sein du Front de Gauche par exemple, l’idée d’une sortie de l’euro est de même complètement exclue. Quelle est votre position à ce sujet ? Nous n’aimons pas la façon dont l’euro s’est construit, ni comment ont été mis en place les accords de Maastricht, mais
nous pensons que l’euro est actuellement incontournable. Il faut certes améliorer la façon dont est gérée la monnaie unique, et nous pensons qu’il devrait y avoir à ce sujet un contrôle démocratique, mais nous ne sommes pas partisans de la sortie de l’euro pour notre pays. Je sais bien que ce débat existe chez Syriza et qu’une minorité du parti, dont certains économistes comme Costas Lapavitsas, est favorable à une sortie de l’euro. Mais ce n’est pas notre cas : même si nous n’aimons pas la façon dont fonctionne la BCE, nous assumons d’être dans la zone euro. Pour revenir aux notions de patrie et de nation, ce qui est paradoxal, c’est que longtemps, en France, celles-ci ont été compatibles avec la gauche. Je me souviens même d’avoir vu des militants des Jeunesses communistes chanter « la Marseillaise ». En Espagne, c’était bien sûr plus compliqué, parce que ces idées-là sont longtemps restées l’apanage de la droite. Nous, Podemos, avons essayé de remettre ça en question, de revendiquer une conception de la patrie di érente, non pas tant reliée aux symboles nationaux qu’aux droits sociaux et aux services publics tels que la santé et l’éducation.
On a le sentiment qu’au sein de Podemos on trouve plutôt des chercheurs universitaires en sciences politiques et des militants associatifs que des économistes... Est-ce une lacune ou est-ce délibéré de votre part ? Avez-vous aussi des macro-économistes au sein du mouvement ?
Malheureusement nous n’avons pas d’économiste aussi médiatique et sexy que Yanis Varoufakis [rires]. Mais, bien entendu, nous avons une équipe d’économistes qui travaillent de façon très intensive à l’élaboration de notre programme. Rien qu’à la direction politique du mouvement, nous en avons deux : Nacho Álvarez et Alberto Montero, qui sont professeurs d’économie à l’université. Parmi nos conseillers économiques les plus connus, il y a aussi Vicenç Navarro qui a fait pratiquement toute sa carrière dans les pays nordiques et aux Etats-Unis. Il a notamment participé à l’élaboration du programme sanitaire aux côtés de Hillary Clinton. C’est une référence très importante chez nous. L’un des fondateurs les plus emblématiques de votre mouvement, Juan Carlos Monedero, a récemment quitté la direction de Podemos, et cela a été un coup très rude
Le départ de Juan Carlos Monedero ne vient pas d’un problème de ligne. D’ailleurs, quand on l’interroge, il répond toujours qu’il est politiquement d’accord avec moi. Sa sortie de la direction de Podemos est liée à la di culté pour un intellectuel
prestigieux d’appartenir à un organe de direction. Cela lui brisait les ailes, et la capacité critique, de devoir assumer des fonctions de porte-parole. Mais nous travaillons toujours ensemble. Moi aussi du reste, j’ai vocation à réenseigner un jour et à poursuivre mes activités à la télévision. Nous ne sommes pas des politiciens professionnels. Nous ne sommes que de passage en politique. Etes-vous attentif à la situation politique française ? Comment expliquez-vous que notre pays n’ait connu aucun mouvement de type « indignés » ou Occupy depuis la crise financière ? C’est en e et étonnant. D’autant plus que, je ne l’oublie pas, il y a tout de même eu en France le mouvement de 1995 contre la réforme des retraites, et il n’y a pas si longtemps, la mobilisation de la jeunesse qui a stoppé le CPE [2005]. Le mouvement des chômeurs a également été l’un des plus importants de toute l’Europe à une époque, et vous avez aussi eu des expressions électorales alternatives qui ont connu un certain succès. Le PC français est tout de même arrivé à gouverner avec Jospin dans les années 2000, le NPA de Besancenot a eu un certain succès électoral, sans parler du fait que les mobilisations sociales ont toujours été présentes dans la culture politique française. Il est donc extrêmement frappant que, dans cette période de crise économique, nous assistions plutôt, en France, à une montée de l’extrême droite et à une incapacité de la gauche à se transcender. La gauche radicale française ne se porte pas très bien, mais cela ne l’empêche pas d’être parfois sévère à votre égard, ou disons méfiante. Tout en se réjouissant de l’espoir ouvert par vos succès, certains vous suspectent de manquer de détermination dans la volonté d’affronter la BCE et l’Allemagne derrière elle… Je crois qu’un Etat du sud de l’Europe ne peut pas décider de faire la guerre tout seul à l’Eurogroupe et à la BCE, et s’affranchir de toutes les formes de la gouvernance européenne. Il sera fondamental d’établir des alliances. Aussi bien en Grèce qu’en Irlande ou en Espagne, il peut y avoir des changements politiques rapidement et, indépendamment de la couleur politique, nous pourrions aussi avoir des alliances stratégiques avec les gouvernements portugais, italien et même avec certains pays d’Europe de l’Est. Seule une stratégie collective entre di érents Etats de l’Union situés dans sa périphérie économique et politique pourra changer les choses. On dit que les élections pourraient être anticipées en Espagne, compte tenu de la déstabilisation consécutive à votre percée. C’est un événement auquel vous vous préparez ? Nous voudrions que ce soit le plus tôt possible. Et même qu’elles aient déjà eu lieu. En un temps record, nous avons réussi une synthèse politique su samment performante pour avoir cassé un bipartisme qui semblait installé pour toujours, et Podemos continue pourtant d’être un peu plus qu’une force politique traditionnelle. Nous sommes prêts. Nous gardons des liens très étroits avec les mouvements sociaux et, en même temps, nous sommes e caces dans le sens le plus jacobin du terme.
“Nous ne sommes pas des politiciens professionnels.”
(1) « Podemos, sûr que nous pouvons ! », éditions Indigène.