L'Obs

Le pape Sciascia

PAR LEONARDO SCIASCIA, TRADUIT PAR JACQUES DE PRESSAC, DENOËL, 190 P., 15,50 EUROS.

- DIDIER JACOB

Ils sont une poignée, avec leur modeste paquetage, à s’être rassemblés sur la côte sicilienne dans l’espoir de gagner l’Amérique, sur une autre plage dont l’emplacemen­t ne dit rien à personne : New Jersey (mais le passeur a prononcé « Nugioirsi »). Certains n’ont jamais vu la mer. Tous, venus des grands domaines arides où ils travaillai­ent pour rien, ont caché dans leur chemise le pécule qu’ils ont tiré de la vente de leur grange ou de leur cabane, de leur âne, d’un meuble de famille (une armoire impossible à soulever), de quelques objets usuels et de couverture­s râpées jusqu’à la corde. Ils gagneraien­t tellement plus là-bas : « Le rêve d’Amérique débordait de dollars ; non plus d’argent conservé dans les portefeuil­les usés ou dissimulé entre peau et chemise, mais fourré négligemme­nt dans les poches des pantalons, et pris dans ces poches par poignées : comme ils avaient vu le faire à leurs parents, partis miséreux, maigres et brûlés de soleil ; et revenus après vingt ou trente ans, mais pour de brèves vacances, le visage plein et rose contrastan­t magnifique­ment avec leurs cheveux d’un blanc immaculé. »

C’est maintenant l’heure du départ. Tous grimpent dans la barque du passeur. La traversée commence, interminab­le, plus courte que prévu cependant : onze jours de mer. N’importe, ils sont si heureux d’y être. Il y a bien ce chant qu’ils entendent au loin (« On dirait un charretier de chez nous », dit l’un), cette pétarade de Vespa, cette silhouette de Fiat 600. Mais le passeur a réponse à tout : « Nos voitures, c’est par caprice qu’ils en ont, ils les achètent pour leurs gosses, comme chez nous les bicyclette­s. » Voici qu’ils demandent leur chemin à un automobili­ste : ils comprennen­t alors qu’ils ont fait seulement le tour de la Sicile, accostant sur une autre plage de l’île, lorsque le conducteur leur répond, à la sicilienne : « Poivrots, cocus de poivrots, cocus et fils de… »

Cette histoire de pauvres bougres, c’est tout Sciascia dans une nouvelle – tirée de ce recueil dont la réédition, révisée par Mario Fusco, fait étrangemen­t écho à l’actualité la plus récente. Homme engagé, politicien à la droiture exceptionn­elle (il fut élu à Palerme en 1975 puis devint député au Parlement en 1979, en pleine a aire Aldo Moro), Sciascia était aussi un écrivain de génie, humain mais pas larmoyant, un conteur hors pair qui excellait dans la peinture de la société sicilienne. Petitsbour­geois, humbles paysans, notaires, avocats, prêtres, brigadiers – on se croirait chez Balzac, mais c’est Stendhal qui avait sa préférence, le Stendhal des « Chroniques italiennes » à l’évocation duquel Sciascia, en fin de recueil, soulève respectueu­sement son chapeau.

Newspapers in French

Newspapers from France