Prendre Racine
PAR NATHALIE AZOULAI, P.O.L, 314 P., 17,90 EUROS.
Titus et Bérénice sont deux amants actuels. Titus est marié et ne veut pas divorcer pour Bérénice. Alors ils se quittent. Un jour, au plus fort de son chagrin, l’amoureuse abandonnée entend un vers de « Bérénice » (la pièce) : « Dans l’Orient désert quel devint mon ennui! » Ah, Racine et ses diérèses (« O-ri-ent »), où toute la souffrance du monde s’exprime en un simple chuintement mouillé… Rien de tel pour apaiser la douleur. Alors, Bérénice s’empare du tragédien et se livre à une étonnante reconstitution. Un récit dans le récit, système a priori pesant, mais qui permet à Nathalie Azoulai de se libérer de la contrainte historiographique, même si elle a nourri son roman des données disponibles. Sous sa plume, Racine passe un temps fou à polir son phrasé, recueille des confessions féminines pour écrire « Phèdre », aime les comédiennes et surtout adule Louis XIV. Les échanges de regards enamourés avec le roi sont particulièrement réussis. Le tout est servi par une langue intense, où la politique, souvent courtisane, est pourtant toujours tragique, un peu comme chez Racine. C’est épatant et consolant.
Rudyard Kipling disait que « si l’Histoire était enseignée sous forme d’histoires, elle rentrerait dans les têtes ». Pour comprendre celle des migrants, qui se déroule sous notre nez et se résume en une litanie de chiffres abstraits, Pascal Manoukian, reporter de guerre, a d’abord filmé et témoigné. Mais parfois la réalité a besoin de la fiction pour qu’on entende son coeur battre. Dans ce beau premier roman, il tresse trois destins. Virgil, le Moldave, parvenu à Villeneuve-le-Roi caché dans un camion, contemple dans un squat les sacs à dos de ses compagnons clandestins, qui « pendent comme des ventres ronds, des embryons d’une nouvelle vie ». Assan, père d’Iman, petite fille excisée qu’il a déguisée en garçon pour fuir la Somalie. Et Chanchal, le vendeur de roses venu de Dacca, que, depuis son arrivée en France, plus personne n’appelle par son prénom : « Il était étranger et anonyme, sans millésime ni origine, telle une bouteille à l’étiquette arrachée. » Le migrant est transparent. Il se fond dans la nuit et l’obscurité, il doit « vivre loin des lumières dans la pénombre à la marge, en arrière-plan ». Il sait qu’il encombre, et qu’il doit disparaître pour survivre. « Les Echoués » ou le roman de ceux que notre siècle ne veut pas voir.