CROISSANCE
Comprendre l’économie d’aujourd’hui avec Daniel Cohen
Vous publiez « Le monde est clos et le désir infini ». Pourquoi ce titre ? Faut-il y voir, de votre part, une conversion à l’économie de la décroissance ?
Je ne me « convertis » pas à la décroissance, je la constate... Le titre « Le monde est clos et le désir infini » s’inspire du grand livre d’Alexandre Koyré, « Du monde clos à l’univers infini », dans lequel cet historien des sciences a décrit et analysé la révolution de Galilée et de Descartes : au e siècle, l’humanité occidentale prend conscience que l’Univers est à la fois infini et vide, privé de la présence de Dieu. Nous vivons aujourd’hui une expérience quasiment inverse : le monde est devenu trop petit… Vous écrivez que l’humanité se trouve aujourd’hui confrontée au « défi de la finitude »… Oui, au e siècle, l’Univers est brutalement apparu trop grand pour l’homme. Aujourd’hui, nous découvrons la clôture du monde que nous occupons. Et ce bouleversement est aussi radical que la révolution galiléenne lorsqu’elle a décentré la place de l’homme. Il faut désormais accomplir un e ort culturel et philosophique de même ampleur pour appréhender la finitude d’un monde saturé par la présence des hommes. Cette finitude doit-elle nous conduire à repenser la notion de croissance ? C’est surtout l’idée de progrès telle qu’on l’a associée jusqu’à présent à la croissance économique qui doit être repensée. Au esiècle, une fois l’angoisse galiléenne du siècle précédent passée, l’Occident s’est rassuré en inventant cette idée nouvelle : le progrès. La signification que donnent les Lumières à ce terme est surtout morale et politique. Mais dans le fonctionnement concret des sociétés, elle s’est traduite par une nouvelle promesse : celle d’une croissance infinie. La révolution scientifique autorise, selon la formule de Descartes, les humains à devenir « comme maîtres et possesseurs de la nature ». Pour l’économiste que je suis, cette révolution scientifique compte surtout par le fait qu’elle se traduira un siècle plus tard par la révolution industrielle dont nous sommes maintenant encore les héritiers. Mais cette modernité connaît une rupture majeure avec la fin des Trente Glorieuses et le déclin du monde industriel. C’est cette rupture qui fait aujourd’hui l’objet de toutes les angoisses.
Nous sommes riches pourtant… Ce n’est pas la richesse qui est la finalité de notre société, c’est la croissance, c’est-à-dire l’augmentation perpétuelle de la richesse. La promesse des sociétés démocratiques est d’o rir à chacun le moyen de se hisser au-dessus de sa condition quelle qu’elle soit. La question n’est pas d’être riche ou pauvre mais de s’élever socialement. On retrouve ici les intuitions de l’économiste Richard Easterlin. Une hausse du PIB ne se traduit pas nécessairement par une hausse du niveau de bien-être ressenti par les individus. Ce qui compte est de faire mieux que prévu, mieux que les autres. C’est la croissance qui donne à chacun l’illusion qu’il y parvient. La croissance, qui dépend de la manière dont nous la ressentons, agirait comme une drogue. L’accumulation de richesses est une réalité incontestable. En trois siècles, nous avons atteint un niveau de revenu par habitant dix fois supérieur à ce qu’il avait été depuis la révolution de l’agriculture. Mais que la croissance disparaisse et la société est traversée par un doute presque métaphysique : « Ça ne marche plus ! » Les dirigeants doivent impérativement promettre qu’elle reviendra, sous peine d’être balayés. Si la croissance ne revenait pas, ce serait comme une deuxième mort de Dieu.
Mais certains pays s’en sortent mieux que d’autres. Les Etats-Unis a chent 4% de croissance et un taux de chômage de seulement 5%. N’est-ce pas la preuve que la révolution des technologies numériques peut produire une nouvelle phase d’expansion ?
C’est la question centrale des temps présents ! La
croissance n’a-t-elle connu qu’une éclipse, ou bien estelle en train de disparaître comme un astre mort qui envoie ses derniers feux ? Comme dans les guerres de religion, il y a les croyants et les hérétiques. Ceux qui n’y croient plus, les pessimistes, adhèrent aux théories de l’Américain Robert Gordon, lequel considère que la révolution numérique se résume à l’invention de quelques gadgets : les smartphones, les tablettes, bientôt les réfrigérateurs connectés à l’épicerie... Toutes ces petites merveilles ont conquis l’humanité en moins d’une décennie. Mais, pour Gordon, leur impact économique ne se compare pas à la transformation du monde créée par la révolution du pétrole et de l’électricité au début du e siècle. Cette révolution avait bouleversé les conditions d’existence de l’humanité, la transportant de la campagne à la ville. Il a fallu un siècle pour en réaliser toutes les potentialités. La révolution numérique a déjà saturé la planète des smartphones qui sont sa signature propre.
Mais justement, la révolution des nouvelles technologies ne fait que commencer et va transformer l’humanité plus radicalement encore.
C’est le point de vue des économistes que je qualifierais d’optimistes. Ils promettent un homme nouveau augmenté par la génétique, l’intelligence artificielle, la robotique et les nanotechnologies. De fait, le monde n’est plus le même qu’il y a trente ans. Que l’on songe aux temps où il fallait rester immobile devant son téléphone lorsqu’on attendait un appel important, où l’on envoyait des lettres qui exigeaient de patienter plusieurs jours avant de recevoir une réponse… Tout cela semble appartenir à la préhistoire ! Avec internet, les réseaux sociaux, les moteurs de recherche, le monde a connu une accélération inouïe. L’information est abondante et disponible comme jamais. Et pourtant – Robert Gordon marque ici un point central – malgré ces innovations déjà spectaculaires, le rythme de croissance dans les pays développés ne cesse de baisser !
Mais alors qui faut-il croire ? Les « technooptimistes » ou les « éco-pessimistes » ?
Je pense que les deux ont raison ! Nous sommes engagés dans ce que j’appelle une révolution industrielle sans croissance. Le processus de numérisation de la société est sans limites. Toute tâche qui se répète est menacée. L’un de mes élèves informaticiens me disait : « Si vous faites deux fois de suite le même travail, il vaut mieux penser au logiciel qui le fera à votre place. » La di érence fondamentale avec la révolution industrielle précédente est dans cette boutade ; les logiciels font le job à la place des humains, au lieu de permettre aux humains d’être plus productifs, comme le travail à la chaîne dans les usines Ford l’avait fait pour les ouvriers non qualifiés. La révolution numérique condamne des entreprises, détruit des emplois mais en suscitera bientôt de nouveaux dans de nouvelles entreprises. Et s’il s’agissait du bon vieux principe de la « destruction créatrice » ? La destruction, nous la constatons, en e et. C’est la création d’emplois rémunérateurs qui est problématique. Tout au long du e siècle et dans la majeure partie du e, les progrès de l’agriculture ont poussé la population des campagnes vers les villes. Mais dans les villes, la société industrielle leur a o ert des emplois dont la productivité et donc les salaires n’ont cessé de croître. Il y a eu deux révolutions en une, et même une troisième si l’on ajoute les progrès de la médecine. Aujourd’hui, les emplois qui survivent sont le plus souvent ceux qui sont épargnés par les technologies. Par définition, leurs perspectives de croissance sont plus faibles. Il y aura toujours des postes de livreurs de pizzas pour les anciens ouvriers d’usine, mais leur potentiel n’est pas le même.
Faut-il être nostalgique de la société industrielle ?
Je ne le crois pas. Le monde industriel a hérité de tous les travers de la société agraire qu’il a remplacée. C’était un monde d’autorité, d’obéissance, très éloigné en réalité de l’idéal d’autonomie et de liberté des Lumières. Il avait réussi, avec le fordisme, à construire un monde de production qui était protecteur, à la manière des sociétés féodales. Chacun y était à sa place : l’ouvrier, le contremaître, l’ingénieur, le patron. Mais la croissance promettait à l’ouvrier d’acquérir les mêmes biens que son supérieur : « Il a une belle voiture ? Un jour je l’aurai aussi », pouvait-il se dire. Le miracle de la croissance industrielle est là : elle a fonctionné comme le moteur d’une société immobile.
Comment ce modèle productif a-t-il évolué ? Avec la disparition de la société industrielle qui se dessine dès les années 1960, une deuxième modernité s’annonce. Il s’agit du passage de la société industrielle à la postindustrielle. Les Trente Glorieuses voient grandir l’espoir d’un nouveau modèle de vie économique et social. A suivre le sociologue américain Ronald Inglehart, la créativité remplace l’autorité comme valeur structurante. La société postindustrielle promet d’abolir la verticalité de la société industrielle pour privilégier l’horizontalité. Cette aspiration éclot avec les mouvements protestataires de 1968 qui manifestent leur volonté de sortir des vieilles sociétés hiérarchiques dont la société industrielle est demeurée le réceptacle.
Mais cet espoir a été trahi… Par une perversion de l’Histoire, la société postindustrielle qui devait émanciper les individus a débouché sur un monde d’insécurité, de cost cutting – la recherche de technologies qui réduisent les coûts. A l’organisation hiérarchique s’est substitué le management par le stress. « Sois créatif ou ton emploi sera remplacé par un logiciel ! » intime-t-on aux salariés. Il s’agit là d’une injonction contradictoire. Innove ou meurs ! Mais les individus se demandent : « Où est ma place dans le système ? Suis-je condamné ou sauvé ? » Du coup, la société postindustrielle produit le contraire de ce qu’elle annonce : une société, inquiète, nostalgique de la sécurité perdue.
Les classes moyennes qui soutiennent le système politique démocratique sont-elles particulièrement menacées ?
Les études récentes confirment une polarisation de la disparition des emplois. Ce sont les revenus médians qui sont les plus en danger. L’étage supérieur, celui des salariés hautement qualifiés et créatifs, s’en sort bien. Tandis que les travailleurs peu qualifiés sont toujours utiles pour assurer des services qui exigent une bonne coordination sensori-motrice comme les emplois de proximité et les soins à la personne. Dans cette évolution, ce sont bien les classes moyennes qui sont menacées. Elles avaient émergé dans la roue de la société industrielle dans des emplois que l’on a qualifiés de tertiaires, lesquels sont touchés de plein fouet par la numérisation. Dans la sphère publique, la construction de l’Etat-providence a également fait émerger une
classe moyenne jusqu’à présent protégée mais qui est désormais, elle aussi, soumise à la rationalisation du
cost cutting. La moyennisation de la société est atteinte, ce qui sape en e et les bases de la démocratie.
N’est-ce pas plutôt l’accroissement des inégalités comme le démontre Thomas Piketty dans « le Capital au e siècle » qui pervertit nos sociétés ?
Thomas a raison de souligner le besoin de redistribution qui surgit dans une société qui devient de plus en plus inégalitaire. Mais l’inégalité ne s’exprime pas seulement par la répartition des revenus ou du patrimoine. Le fossé majeur qui se creuse aujourd’hui est entre ceux qui sont menacés sur le marché du travail par les nouvelles technologies et ceux qui en tirent parti. En matière de revenus, il y a clairement une di érence à faire entre la France et les Etats-Unis. Les inégalités de rémunération sont beaucoup plus importantes aux Etats Unis où 1% de la population capte 20% de la richesse produite contre 7% au début des années 1980. Dans le même temps, en France, le 1% des plus riches capte 9% contre 7% auparavant. La montée des inégalités est heureusement moins sensible dans notre pays. Notre système de protection sociale a limité la casse en ce domaine. Pourtant le sentiment d’inégalité est aussi prégnant en France qu’aux Etats-Unis, car ce qui se joue est de même nature : la peur du déclassement numérique. Des deux côtés de l’Atlantique, la société postindustrielle crée la même angoisse. La société de communication et les réseaux sociaux promettent pourtant une nouvelle forme d’égalité… C’est le problème : la société de communication dans laquelle nous vivons ne tient absolument pas ses promesses ! Les individus connectés ne communiquent qu’avec leurs pairs. Sur les réseaux sociaux, je consomme des « amis ». Sur le Net, je cherche des informations qui tendent à confirmer mes convictions a priori. Ouverte en apparence, cette nouvelle société produit toujours plus d’endogamie. Dès 1997, dans « Richesse du monde, pauvretés des nations », j’avais souligné ce trait de la société postindustrielle d’être son propre objet de consommation, sur un registre qui est celui de l’appariement sélectif, endogame, des individus entre eux. L’objectif de chacun consiste à se socialiser et à socialiser ses enfants dans ce qu’il juge être le meilleur contexte possible. Le logement, le réseau de connaissances, l’école que fréquentent vos enfants constituent le coeur de la consommation moderne. Quelles sont les conséquences de cet « entresoi » ? Le ressentiment et la xénophobie. Le philosophe René Girard a magnifiquement analysé la manière dont fonctionne la recherche d’un bouc émissaire. Lorsque la société s’enferme dans la claustrophobie sociale, chacun restant entre soi, souvent par défaut parce que l’accès aux échelons supérieurs est fermé, il faut trouver une victime sacrificielle. En haïssant ensemble un être réputé absolument dissemblable, la société permet aux individus qui la composent de se réconcilier
temps qu’il faut. C’est la seule manière de faire face aux évolutions rapides des technologies. Il faudrait suivre Alain Supiot et créer des droits de tirage sociaux afin que chacun puisse décliner l’Etat-providence de manière autonome pour suivre une formation, prendre un congé sabbatique, créer une entreprise… Voilà pourquoi je cite l’exemple du système danois. Le Danemark a créé un modèle de réinsertion active des chômeurs, en leur o rant une sécurité su sante pour atténuer le stress du chômage. En France, ce système correspondrait au régime injustement décrié des intermittents du spectacle. Il est contesté car il a été manipulé par les employeurs de l’audiovisuel. C’est pourtant le genre de mécanisme que nous devrions généraliser. Je suis donc radicalement hostile à la fausse solution qui consiste à imposer des économies sur les dépenses d’indemnisation du chômage.
La mondialisation est souvent désignée comme l’origine de tous nos malheurs. N’a-t-elle pas contribué à déstabiliser les économies développées en les exposant à la concurrence des pays à faible coût de main-d’oeuvre ?
Il faut distinguer trois moments dans la transformation du monde contemporain. D’abord, la financiarisation qui a débuté dans les années 1980. Pendant cette phase de démantèlement de l’usine fordiste, les marchés financiers ont agi comme des agents de la déstructuration au nom des critères de rentabilité financière. Puis, au début des années 1990, a surgi la révolution numérique qui a bouleversé l’organisation du travail, non plus seulement dans les ateliers mais dans les bureaux. C’est, je crois, le coeur du problème aujourd’hui. La mondialisation, qui n’est apparente dans les statistiques qu’à partir de la fin des années 1990 et du début du siècle, est un phénomène plus tardif. La place prépondérante prise par la Chine dans les échanges mondiaux est récente, même si elle est spectaculaire. Penser que la mondialisation est responsable de tous les malheurs du vieux modèle industriel est une erreur. Les destructions d’emplois dans l’industrie française sont dues pour deux tiers au progrès technique et pour un tiers aux importations. Pour l’économie dans son ensemble, c’est beaucoup moins encore. A mes yeux, le démantèlement de la classe moyenne n’a rien à voir avec la Chine. Vous insistez dans votre livre, sur le nouvel impératif écologique. Mais vous semblez douter que les Etats puissent freiner leurs émissions de CO2 à l’issue d’une conférence comme la COP21 qui doit se tenir à Paris en novembre prochain. Notre société a un rapport tellement addictif à la croissance que je suis hélas sceptique sur sa capacité à atteindre l’objectif de limiter la hausse des températures à moins de 2 degrés par rapport à l’âge préindustriel, plafond au-delà duquel on court des risques insensés. Pour s’y tenir, il faudrait diminuer de moitié les émissions de gaz à e et de serre avant 2050. On n’a jamais réussi à les faire baisser pour l’instant, et les scénarios les plus optimistes parlent de les stabiliser ! J’entends dire que la société-monde va naître de ce défi écologique. Mais un individu ne peut pas se sentir concerné par le respect de la planète s’il ne se sent pas préalablement partie prenante de la société où il vit. On ne peut pas demander à un individu dépressif d’arrêter de fumer. Même chose pour une société. Les objectifs environnementaux ne pourront être atteints si nous ne parvenons pas à prendre en charge nos pathologies sociales. Ou alors, il faudrait parier sur l’éveil d’une conscience quasi religieuse à l’égard de l’espèce.
En fait de religion, on assiste à la montée d’une grande peur millénariste. La planète serait trop petite pour supporter l’expansion humaine.
Le temps humain ne cesse de s’accélérer. Il a fallu 100 000 ans pour passer du bipède rationnel à l’homme agricole, 10 000 ans pour passer à l’homme industriel, puis 200 ans pour passer à l’homme numérique. Toute l’histoire humaine est un processus cumulatif qui s’est longtemps traduit par une démographie galopante. On est passé de moins de 10 millions d’humains lorsque l’agriculture a été inventée à 1 milliard en 1800, au moment de la révolution industrielle, et on sera 10 milliards en 2050. Un processus auto-catalytique s’est mis en branle : plus d’humains, plus d’idées potentielles, plus de découvertes (dans le domaine agricole notamment), plus d’humains… Le problème est que cette logique est celle d’une réaction nucléaire : elle finit par exploser en un temps fini. Et de fait, à suivre les calculs proposés par certains démographes, l’humanité aurait dû « exploser » en 2026 ! Heureusement, un miracle s’est produit : la transition démographique. A partir du e siècle, les Européens se sont mis à faire moins d’enfants. Soudain, les hommes sont passés d’une reproduction quantitative à une reproduction qualitative. Ce changement, qui se di use désormais à l’ensemble de la planète, n’a pas été un e et de la révolution industrielle mais a résulté d’une évolution en profondeur des mentalités. Voilà l’exemple à suivre pour la richesse matérielle ! Nous avons besoin d’une nouvelle transition. L’humanité doit réussir aujourd’hui le passage du règne de la quantité industrielle à celui de la qualité postindustrielle. Un beau et vaste programme qui exige de donner une chance aux idéaux des Lumières que nous avons à ce jour systématiquement gâchés !