Les extraits exclusifs du dernier “Millénium”
Millénium 4 » sort cette semaine. Voici en exclusivité un extrait de ce tome aussi attendu que contesté. Attendu par ceux qui se doutent que cette mission a priori impossible n’a pas été confiée à n’importe qui. Contesté par les autres, qui voient dans cette opération une profanation mercantile odieuse. Intitulé « Ce qui ne me tue pas » en France et « la Fille dans la toile d’araignée » dans le monde anglo-saxon, cette suite des aventures de Mikael Blomkvist, cofondateur du magazine « Millénium », et de Lisbeth Salander, hackeuse incontrôlable, est en librairies dans une vingtaine de pays. Un « Millénium » nouveau, écrit par un autre que le génial Stieg Larsson, foudroyé par un arrêt cardiaque l’hiver 2004 sur le palier de son sixième étage à Stockholm. Fin de l’histoire pour ce journaliste résolu, détesté par l’extrême droite suédoise; et début d’un fascinant casse-tête pour Norstedts, l’équivalent de notre Gallimard, qui, quelques années plus tard, se mettra en quête d’un successeur après plus de 80 millions de livres écoulés.
TOP SECRET
Stockholm, 12 juin 2013. Lors d’un pincefesses pour intellectuels, David Lagercrantz, écrivain, biographe du mathématicien et cryptologue Alan Turing et du buteur suédois Zlatan Ibrahimović, « très,
très intelligent », selon l’éditeur de série noire londonien MacLehose, est approché. Dans un boudoir retiré, un envoyé de Norstedts lui demande s’il se verrait donner une suite à « Millénium ». L’écrivain répond par une boutade, mais la proposition était sérieuse. Quelques jours plus tard, il est dans un sous-sol de ce château gothique où siège la maison d’édition, face à Eva Gedin, qui fut l’éditrice affectionnée de Stieg Larsson. L’affaire est conclue. David Lagercrantz a un an et demi pour écrire « Millénium 4 », qui doit sortir le 27 août 2015, dix ans jour pour jour après le tome I, « les Hommes qui n’aimaient pas les femmes ». Il devra utiliser un ordinateur non connecté et remettre en mains propres les différentes parties du livre. Aucun mail ne doit s’échanger, aucun détail circuler. L’écrivain repart comme il est venu, secrètement, par une porte de service. Dans cet esprit anxieux et « bien
névrosé », selon l’intéressé lui-même, une fièvre s’installe. Pendant dix-huit mois, dans l’appartement familial au coeur de Stockholm où se déroulent « Millénium » 1,
2 et 3, il aura plus d’une fois l’impression que son « cerveau crame ». Sa femme, Anne, lui dira même qu’il devient fou. Cet été, il était sur un coin de lande islandaise, une pause avant l’avalanche : le jugement de centaines de critiques à travers le monde et, bien pire encore, celui de milliers de fans de Lisbeth Salander. « La nuit je rêve de Lisbeth, l’idée de ne pas lui rendre justice me
terrorise », écrivait-il au beau milieu de son ouvrage, dans un carnet de bord publié par nos confrères du « Point ». On l’y découvre absorbé par la difficulté d’évoquer l’enfance d’un personnage résolument mutique par peur phobique de la trahison. Stieg Larsson avait résolu ce problème en laissant le tuteur de son héroïne, Holger Palmgren, raconter ce passé. « Pourtant je refuse l’idée de ne pas m’insinuer davantage dans les pensées de Lisbeth. Je veux comprendre cette volonté forcenée de rendre coup sur coup, de se venger. »
“UNE PATHOLOGIE PURE”
Pour écrire, lui-même a dû dépasser un
perfectionnisme qui confine « à la pathologiepure ». « Cette fois je refuse de me perdre dans des dédales stylistiques. Stieg Larsson était simple et objectif. Je dois me lancer sans me poser de questions et me concentrer sur l’histoire. » L’intrigue tourne
dans sa tête nuit et jour. « Je suis de plus en
plus obsédé. » Pour avancer, il rencontre Andreas Strömbergsson, spécialiste de la théorie des nombres, qui l’aide à affiner une idée centrale. En janvier 2015, le manuscrit est envoyé par coursier aux éditeurs étrangers. Les premières louanges arrivent, de partout. « Je danse dans la nuit. Pourtant je sais que ça ne veut rien dire car on a tous le même espoir. Ce ne sont peut-être que des rêves illusoires qui se briseront cet automne. » Mais peut-être pas. Et l’automne est bientôt là. « Millénium 4. Ce qui ne me tue pas », par David Lagercrantz, traduit du suédois par Hege Roel-Rousson, Actes Sud, 500 p., 23 euros (en librairies le 27 août).
Plus de dix ans après la mort de leur créateur Stieg Larsson, les aventures de Mikael Blomkvist et de Lisbeth Salander, vendues à 80 millions d’exemplaires, ressuscitent sous la plume du Suédois David Lagercrantz. Extrait
ANNE CRIGNON
Lisbeth se réveilla en travers du grand lit double et réalisa qu’elle venait de faire un rêve au sujet de son père. Elle fut terrassée par un sentiment de menace. Puis elle se souvint de la veille au soir et supposa qu’il pouvait tout aussi bien s’agir d’une réaction chimique. Elle avait une sacrée gueule de bois. Prise d’une envie de gerber, elle se dressa sur ses jambes flageolantes pour rejoindre la grande salle de bains avec jacuzzi, marbre et tout ce luxe débile. Mais rien de tel ne se produisit : elle se contenta de s’a aler par terre et respira lourdement.
Ce qu’elle vit lorsqu’elle se releva enfin et se regarda dans le miroir n’avait rien d’encourageant non plus. Elle avait les yeux injectés de sang. Il faut dire que minuit était à peine passé, elle n’avait dormi que quelques heures. Elle sortit un verre du placard de la salle de bains et le remplit d’eau, mais au même moment les souvenirs de son rêve resurgirent et elle serra si fort le verre qu’elle le brisa. Elle s’entailla la main, du sang coula sur le carrelage et elle se mit à jurer. Elle réalisa qu’elle n’allait pas pouvoir se rendormir.
Devait-elle tenter de craquer le fichier crypté qu’elle avait téléchargé la veille ? Non, ça ne servirait à rien, du moins pour l’instant. Elle enroula une serviette autour de sa main, se dirigea vers la bibliothèque et en sortit un essai récent de la physicienne diplômée de Princeton, Julie Tammet, qui décrivait comment une grande étoile s’e ondre sur ellemême pour former un trou noir. Elle s’allongea avec le livre dans le canapé rouge, à côté de la fenêtre donnant sur Slussen et Riddar ärden.
Dès qu’elle commença la lecture, elle se sentit un peu mieux. Du sang coulait de la serviette sur les pages et son mal de tête ne la lâchait pas, mais elle se laissa peu à peu absorber par le livre, gri onnant ici et là des notes dans la marge. En réalité, elle n’apprit rien. Elle savait mieux que quiconque qu’une étoile se maintient en vie grâce à deux forces qui s’opposent, les explosions nucléaires en son coeur qui tendent à la dilater et la gravitation qui la maintient unie. Elle y voyait un jeu d’équilibre, une lutte acharnée qui pendant longtemps reste égale, mais qui, lorsque le combustible nucléaire et les explosions perdent de leur force, finit inévitablement par avoir un vainqueur.
Quand la gravité prend le dessus, le corps céleste se rétracte tel un ballon qui se dégonfle et devient de plus en plus petit. Et l’étoile est réduite à néant. Selon une équation d’une élégance inouïe, ainsi formulée : « rs = 2GM/ c2 » dans laquelle G représente la constante gravitationnelle, Karl Schwarzschild, à l’époque de la Première Guerre mondiale, avait déjà décrit le stade où une étoile est si contractée que même la lumière ne peut s’en extraire. Une fois ce stade atteint, il n’y a pas de retour en arrière possible ; le corps céleste est condamné à s’e ondrer. Chacun de ses atomes est aspiré vers un point singulier où le temps et l’espace s’achèvent et où des choses bien plus étranges encore se produisent sans doute, touches de pure irrationalité au sein d’un univers si conforme aux lois de la nature.
Cette singularité, qu’on pourrait peutêtre davantage qualifier d’événement que de point, de terminus des lois physiques connues, est entourée d’un horizon d’événements. Ensemble, ils constituent ce qu’on appelle un trou noir. Lisbeth aimait les trous noirs. Elle se reconnaissait en eux.
Tout comme Julie Tammet, ce qui l’intéressait en particulier, c’était le processus par lequel les trous noirs se formaient, notamment le fait que l’effondrement des étoiles commence dans la partie vaste de l’univers, révélée par la théorie de la relativité d’Einstein, mais s’achève dans le monde infiniment petit, qui répond aux principes de la mécanique quantique.
Lisbeth restait persuadée que si elle arrivait à décrire ce processus, elle pourrait réunir ces deux théories en apparence incompatibles, la physique quantique et la relativité générale. Mais c’était sans doute au-dessus de ses capacités, tout comme ce foutu cryptage, et inévitablement elle se remit à penser à son père.
Durant son enfance, cet enfoiré avait violé sa mère à plusieurs reprises. Les viols et les coups avaient perduré jusqu’à ce que les blessures de sa mère soient irrémédiables et que Lisbeth contre-attaque avec une force terrible du haut de ses 12 ans. A l’époque, elle ignorait que son père était un espion dissident des services de renseignement militaire de l’Union soviétique, le GRU, et qu’en outre un service particulier au sein de la Säpo, « la Section », s’employait à le protéger à n’importe quel prix. Elle percevait pourtant déjà qu’un mystère entourait son père, une zone d’ombre que personne n’avait le droit d’approcher ni même d’évoquer – et qui recouvrait jusqu’à son nom.
Sur toutes les lettres et communications écrites, on pouvait lire Karl Axel Bodin, et c’est ainsi que le nommaient les gens à l’extérieur. Mais la famille de Lundagatan savait qu’il s’agissait d’une falsification et que son vrai nom était Zala, ou plus exactement Alexander Zalachenko. Un homme capable de terroriser les gens d’un froncement de sourcil, et qui avait surtout le privilège de porter une cape d’invulnérabilité. C’était du moins ainsi que Lisbeth voyait les choses.
A l’époque, bien qu’ignorant son secret, elle avait déjà compris que son père pouvait tout se permettre, en toute impunité. C’était de là qu’il tirait cette a reuse arrogance. On ne pouvait pas l’atteindre par des moyens ordinaires, et il en était parfaitement conscient. Les pères des autres, on pouvait toujours les dénoncer auprès des services sociaux ou de la police, mais Zala, lui, bénéficiait de protections bien plus importantes. Et ce dont Lisbeth venait de se souvenir, dans son rêve, c’était du jour où elle avait trouvé sa mère étendue sur le sol, inconsciente, et où elle avait décidé de prendre les choses en main et de neutraliser son père.
Voilà ce qui constituait son véritable trou noir. Entre autres. […]
Lorsque le téléphone sonna à 1h58, Mikael Blomkvist était encore éveillé, mais son téléphone étant resté dans la poche de son jean, par terre, il ne put décrocher à temps. De toute façon, c’était un numéro masqué. Il jura, se remit au lit et ferma les yeux.
Il ne voulait pas d’une autre nuit blanche. Depuis qu’Erika s’était endormie vers minuit, il se retournait dans son lit,
“DEVAIT ELLE TENTER DE CRAQUER LE FICHER CRYPTÉ QU’ELLE AVAIT TÉLÉCHARGÉ LA VEILLE ?”
réfléchissant à sa vie sans y trouver grandchose de réconfortant, même dans sa relation avec Erika.
Il aimait Erika depuis des décennies et rien n’indiquait qu’elle ne ressentait pas la même chose pour lui. Mais ce n’était plus aussi simple. Peut-être même que Mikael commençait à avoir trop de sympathie pour Lars. Lars Beckman, le mari d’Erika, était artiste et personne n’aurait pu lui reprocher d’être jaloux ou mesquin. Au contraire, quand Lars avait réalisé qu’Erika n’arriverait jamais à se passer de Mikael, qu’elle serait toujours tentée de le foutre à poil, il n’avait pas fait de scandale ni menacé d’aller s’installer en Chine avec sa femme. Il avait proposé un pacte : « Tu peux être avec lui… à condition de toujours revenir. » Et c’est ce qui s’était passé. Ils avaient mis en place une sorte de ménage à trois, un arrangement peu conventionnel aux termes duquel Erika dormait la plupart du temps chez elle, à Saltsjöbaden, avec Lars, mais parfois chez Mikael. Pendant des années, Mikael avait trouvé que c’était une excellente solution dont auraient dû s’inspirer davantage ceux qui sont soumis à la dictature du couple. Chaque fois qu’Erika disait : « J’aime encore plus mon mari
quand je peux aussi être avec toi », ou que Lars, lors d’un cocktail, lui passait un bras sur l’épaule dans une accolade fraternelle, Mikael remerciait sa bonne étoile.
Ces derniers temps, pourtant, il s’était mis à douter de tout, peut-être parce qu’il avait plus de temps pour réfléchir à sa vie, et il avait compris que ce qu’on appelle un commun accord ne l’est pas forcément.
Il arrive que l’une des parties impose un choix personnel en le faisant passer pour une décision commune. Et au final, le plus souvent, quelqu’un en sou re, quoiqu’il assure du contraire. Et franchement on ne pouvait pas dire que Lars avait sauté de joie quand Erika l’avait appelé tard la veille au soir. Qui sait, peutêtre Lars se retournait-il aussi dans son lit en ce moment.
Mikael s’e orça de penser à autre chose. Il essaya même de simplement rêvasser dans son lit. Il finit par se lever, il fallait qu’il s’occupe à quelque chose. Pourquoi ne pas se documenter sur l’espionnage industriel ou, mieux encore, dresser un projet de financement alternatif pour « Millénium »? Il s’habilla, s’installa devant son ordinateur et vérifia sa boîte mail.
Comme d’habitude, il y avait surtout des spams, même si certains courriels lui redonnèrent un peu d’énergie : des mots d’encouragement de la part de Christer, Malou, Andrei Zander et Harriet Vanger en prévision de la bataille imminente avec Serner. Il répondit à leurs messages en faisant montre d’une combativité plus grande que celle qui l’habitait réellement. Puis il consulta le dossier de Lisbeth, sans grand espoir. Et son visage s’illumina. Elle avait répondu ! Pour la première fois depuis une éternité, elle avait donné signe de vie : « L’intelligence de Balder n’a rien d’artificiel. Qu’en est-il de la tienne ces jours-ci ? Et que se passera-t-il, Blomkvist, si l’on crée une machine qui est un peu plus intelligente que nous ? »
Mikael sourit et se rappela la dernière fois qu’ils s’étaient rencontrés autour d’un café au Ka ebar sur Sankt Paulsgatan. Rattrapé par ses souvenirs, il mit un moment à réaliser que le message de Lisbeth lui posait deux questions. La première était une petite pique amicale qui avait malheureusement sa part de vérité. Ces derniers temps, les articles qu’il avait publiés n’avaient brillé ni par leur intelligence ni par leur intérêt journalistique. Comme tant de ses congénères, il avait simplement fait ce qu’il avait à faire et emballé le tout dans des tournures et des formulations éculées. C’était la triste réalité. La petite devinette de Lisbeth, en revanche, l’amusa, non que le sujet l’intéressât outre mesure, mais parce qu’il se piquait d’y trouver une réponse spirituelle.
« Si l’on crée une machine qui est plus intelligente que nous, songea-t-il, que se passera-t-il ? » Il gagna la cuisine, ouvrit une bouteille d’eau et s’installa devant la table. Mme Gremer toussa péniblement à l’étage du dessous. Au loin, dans le tumulte de la ville, une ambulance hurlait sous la tempête. « Eh bien, se répondit-il
à lui-même, on obtiendra une machine capable d’accomplir toutes les choses intelligentes que fait l’homme, et encore un peu
plus, par exemple… » Il rit en comprenant le véritable sens de la question : si nous, nous en étions capables, une telle machine pourrait à son tour développer une entité plus intelligente qu’elle-même, et que se passerait-il alors ?
C’était sans fin, évidemment : la nouvelle machine pourrait à son tour créer quelque chose de plus intelligent encore, tout comme la machine suivante, et celle d’après, et bientôt l’homme à l’origine du processus ne présenterait pas plus d’intérêt qu’une petite souris de laboratoire. On atteindrait une explosion d’intelligence au-delà de tout contrôle, comme dans la série des « Matrix ». Mikael sourit, retourna auprès de son ordinateur et
écrivit : « Si l’on crée une telle machine, on se retrouvera dans un monde où même Lisbeth Salander ne pourra plus faire la maligne. »
Puis il resta assis un moment à regarder tranquillement par la fenêtre. Il était impossible de distinguer quoi que ce soit au milieu de cette tempête de neige. De temps à autre, par la porte ouverte, il jetait un regard sur Erika qui dormait profondément et ignorait tout des ordinateurs qui deviennent plus intelligents que l’homme, du moins pour l’heure.
Il sortit son téléphone portable. Il lui semblait avoir entendu un bip et, en e et, il avait reçu un nouveau message. Il ressentit une vague inquiétude : à part d’anciennes maîtresses un peu ivres, il n’y avait que les mauvaises nouvelles qui arrivaient dans la nuit. Il consulta aussitôt le message. La voix sur le répondeur semblait anxieuse : « Mon nom est Frans Balder. Je suis désolé de vous appeler si tard, mais je me trouve dans une situation plutôt critique, j’en ai peur, et je viens d’apprendre que vous avez cherché à me joindre. C’est une drôle de coïncidence. Il y a certaines choses que j’ai envie de raconter depuis un moment maintenant et je pense qu’elles sont susceptibles de vous intéresser. Je vous serais reconnaissant si vous pouviez me recontacter au plus vite. Je crois qu’il y a urgence. »
Frans Balder laissait un numéro de téléphone et une adresse mail. Mikael en prit note et resta immobile un moment, tambourinant sur la table de la cuisine. Puis il composa le numéro.
“QUE SE PASSERA T IL, BLOMKVIST, SI L’ON CRÉE UNE MACHINE PLUS INTELLIGENTE
QUE NOUS ?”