Lutter contre l’ennui à l’école
Q ui n’a jamais regardé le plafond de sa salle de classe ? Ou les feuilles des arbres frémir par la fenêtre ? L’ennui à l’école n’est pas nouveau, mais il est devenu explosif. En présentant sa réforme du collège au printemps dernier, la ministre de l’Education nationale, Najat Vallaud-Belkacem, a livré des chiffres : en France, 71% des élèves disent s’ennuyer au collège et 50% ne font rien d’autre que de prendre des notes dictées par leurs professeurs. Avec la mondialisation, les systèmes pédagogiques des différents pays se comparent et s’affrontent, dans des classements plus ou moins pertinents, mais parlants. Si la France dévisse dans les évaluations internationales, c’est aussi parce que son modèle pédagogique n’est plus adapté. A l’heure des tablettes et du savoir à portée de tous, les maîtres mots ne sont plus passivité, immobilité, soumission, mais transversalité, inter-activité, implication, responsabilisation… La pédagogie verticale à la française d’un professeur dispensant – de son estrade – son savoir à des élèves passifs et silencieux, qui subissent des horaires à rallonge dans des classes trop nombreuses et hétérogènes n’est plus supportable. Ni pour les enfants ni pour la société dont ils seront les citoyens actifs de demain. L’ennui à l’école est désormais l’indicateur de médiocrité d’un système scolaire. Elèves et professeurs nous ont raconté l’ennui tel qu’ils le vivent au quotidien, exposé quelles en sont les causes selon eux, comment ils le combattent… ou non. Le sociologue François Dubet, directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales (EHESS), nous explique quelle révolution doit mener l’école.
Vous publiez, avec Marie DuruBellat, « Dix Propositions pour changer d’école » (1). Pour ne plus s’y ennuyer, notamment ?
Si j’en juge par mes souvenirs, l’ennui à l’école, ce sentiment banal et gluant, faisait partie des choses normales. Mais il est devenu un sujet de débat, en effet. Car il questionne notre modèle éducatif qui accueille aujourd’hui tous les élèves. Certains se demandent ce qu’ils font là. Ils décrochent et déstabilisent la vie de la classe. L’école n’a pas de sens pour eux, et nous n’arrivons pas à les faire réussir. A l’aune des évaluations internationales, la France fait piètre figure : à 15 ans, un élève sur cinq ne possède pas le bagage minimal.
Mais vous, vous vous êtes ennuyé en classe poliment… Aujourd’hui, les élèves se gênent moins !
Nous tolérons de plus en plus mal de nous ennuyer. Et les élèves le tolèrent d’autant moins que la culture scolaire a perdu beaucoup de sa crédibilité et de son autorité. Le travail par projet, par petits groupes… toutes ces méthodes dites actives restent minoritaires et ne suffisent pas toujours à enrayer cette désaffection. Le scolaire devient ennuyeux face au monde des écrans et des industries culturelles. Parfois, les élèves manifestent leur désintérêt si bruyamment que le professeur ne peut plus faire cours. Une épreuve pour lui d’autant plus insupportable que le sujet reste tabou en salle des profs. C’est tout le système qui est mis en cause ? D’une certaine manière, oui. En France, l’école est restée plus traditionnelle et plus autoritaire qu’ailleurs. Nous sommes les héritiers des jésuites, de Napoléon et de Jules Ferry. Selon eux, l’être gagne son autonomie en se soumettant à l’autorité du savoir et de la raison. Dans la tradition anglo-saxonne, l’élève est considéré comme un sujet actif qu’il faut mobiliser. En France, au contraire, il est une cire molle sur laquelle l’école va marquer son empreinte. A partir de la sixième, bien des élèves ont le sentiment qu’une chape scolaire leur tombe dessus, avec les évaluations, les coefficients, la sacro-sainte loi des programmes… Il faut acquérir des connaissances pour les restituer afin d’en acquérir d’autres. Ce sentiment d’absurde touche tout le monde. Il y a une vingtaine d’années, dans une enquête que j’avais menée auprès de lycéens (2), les bons élèves déclaraient s’ennuyer autant que les autres, au motif que « l’école ne sollicite pas [leur] intelligence », et que « la vraie vie n’est jamais à l’école ».
Un vrai gâchis… Ce sont en effet des milliers d’heures de cours délivrées en pure perte ou presque. Cinq ans après, quand on interroge les élèves sur ce qu’ils ont retenu, ils ne se souviennent souvent de rien dans certaines disciplines. On a le sentiment confus d’un investissement inutile. Mais l’ennui – je ne parle pas de la rêverie passagère – tient aussi à un autre trait de notre école : l’obsession du classement et du tri. S’il est
normal qu’elle dégage des élites, en France cette production commande toute la chaîne : la notation, la hiérarchie des filières et des disciplines… et fait de l’excellence la norme commune. Notre école est très exigeante avec les élèves, aussi exigeante que les écoles coréenne et japonaise, mais pas efficace comme elles ! Trop d’élèves ont le sentiment de n’être jamais dignes de ce que l’on attend d’eux, ils perdent toute confiance et estime d’eux-mêmes.
Que faire face à cet ennui quasi intrinsèque ? Vous évoquiez l’utilité des méthodes actives : leur généralisation, prévue par la réforme du collège adoptée au printemps dernier, pourrait-elle atténuer cet ennui ?
Oui, je le crois, et c’est pour cela que je l’ai soutenue. Proposer pendant un cinquième du temps des cours plus interactifs pourrait contribuer à arracher les élèves à leur indifférence et à leur ennui. L’idée s’inspire de ce qui se pratique dans les pays du nord de l’Europe ou au Canada, et en France dans quelques collèges. Les résultats sont bons,
et la dynamique est tout autre. Le contraire de l’ennui n’est pas le jeu, mais le travail. J’ai assisté à des classes en Finlande : les élèves sont sans cesse sollicités. Ils travaillent par petits groupes. Pour que chacun progresse, les exercices sont adaptés à son niveau, pas au niveau « moyen » de la classe ni à celui des meilleurs.
Si ces méthodes marchent mieux, pourquoi ne sont-elles pas déjà généralisées en France ?
Nous péchons par la formation. Il faut former les enseignants à utiliser ces méthodes sans être déstabilisés car ils peuvent avoir l’impression qu’elles sont dévoreuses de temps, qu’ils risquent de ne pas boucler le programme, ou qu’ils trahissent leur vocation. Malheureusement, le modèle de recrutement et de formation des professeurs reste dominé par le niveau académique et disciplinaire. On considère trop souvent que la manière d’enseigner est une dimension secondaire du métier. Alors bien des enseignants se sentent désarmés devant l’ennui des élèves, et ils en souffrent. La réforme du collège revisite aussi les programmes. Vous jugez que c’est une bonne chose ? C’est même une nécessité ! Les programmes sont restés trop ambitieux. Les élèves s’ennuient parce qu’ils sont perdus. Mais ne vous méprenez pas : je ne recommande pas aux professeurs d’abaisser leurs exigences, mais de se centrer sur ce que les élèves apprennent réellement. Les adolescents détestent s’ennuyer. Ils peuvent apprendre des choses difficiles du moment que cela a un sens pour eux et que l’on y consacre du temps. Dans ce cas, ils sont étonnamment sages. Ils ne contesteront pas un professeur sévère s’il est intéressant. Je préfère un enseignant qui choisit de faire travailler toute une année l’« Iliade » et l’« Odyssée » parce que ça intéresse ses élèves et qu’ils deviennent imbattables sur la mythologie grecque, plutôt qu’un professeur qui s’épuise à boucler le programme en ennuyant sa classe. Mais ça lui est possible quand il n’a pas à les préparer pour un examen à la fin de l’année… Je vous renvoie à ce que nous disions sur la pesanteur des programmes. Dans le modèle français, ils sont encore commandés par l’aval : on part du bac, de tout ce que les élèves sont censés maîtriser quand ils passent l’examen, et on décline les contenus jusqu’au primaire. La réforme des programmes au collège a fait hurler : « Des pans essentiels de la culture vont disparaître », at-on entendu. Nous aurions raison de nous inquiéter si les élèves les apprenaient effectivement, mais ils ne les apprennent pas ! Et, au lycée, les professeurs s’efforcent bien de capter l’attention de leurs élèves en agitant la menace du bac, mais elle ne les empêche pas de s’ennuyer. Hors cette réforme du collège, quelles préconisations tirées de votre livre feriez-vous pour bannir l’ennui ? La première serait de former les enseignants dans des écoles professionnelles comme il en existe pour les ingénieurs et les pilotes de ligne. En plus d’un niveau académique, les enseignants apprendraient un véritable métier leur permettant d’utiliser les méthodes les plus efficaces, donc celles qui mobilisent le mieux les élèves. La seconde viserait à ce que les établissements soient de vraies communautés éducatives soudées autour de méthodes et d’objectifs communs, avec un projet porté par tous. Les établissements doivent cesser d’être une simple juxtaposition d’heures de cours, ce qu’ils sont encore trop souvent. Mais pour cela, il faudrait redéfinir le métier d’enseignant et la manière dont les professeurs sont affectés.