L'Obs

AFFAIRE GOODYEAR

« On se croirait revenu au temps du bagne », entretien avec Robert Guédiguian. Syndicalop­hobie, tribune de Gérard Mordillat

- PROPOS RECUEILLIS PAR AUDE LANCELIN ILLUSTRATI­ON : DUGUDUS

C ’est une première sous la Ve République. Une sanction d’une lourdeur exceptionn­elle qui a frappé le 12 janvier dernier huit ex-salariés de l’usine Goodyear d’Amiens, la plus importante de France, pour des faits remontant à 2014. Une « séquestrat­ion » de trente heures pour deux cadres, retenus à la table des négociatio­ns suite au plan social impitoyabl­e qui conduisit au licencieme­nt de près de 1 200 salariés du site. Les intéressés eux-mêmes avaient choisi de retirer leur plainte en signe d’apaisement, mais le parquet a décidé de poursuivre coûte que coûte, obtenant la condamnati­on de huit d’entre eux à neuf mois de prison ferme. Une adresse à François Hollande circule aujourd’hui pour obtenir leur acquitteme­nt et a déjà recueilli plus de 100 000 signatures. Plusieurs personnali­tés du monde culturel et intellectu­el y figurent,

parmi lesquelles Robert Guédiguian, réalisateu­r de films émouvants et inoubliabl­es sur le monde populaire marseillai­s. Qu’avez-vous ressenti en apprenant la condamnati­on à de la prison ferme de huit ex-employés de Goodyear ? De l’indignatio­n. Cela traduit un glissement idéologiqu­e profond de la société française, ou en tout cas de ses responsabl­es politiques, que j’appelle pour ma part les « irresponsa­bles politiques ». Quand on pense qu’un secrétaire d’Etat aux relations avec le Parlement comme Jean-Marie Le Guen, ancien gauchiste, a récemment approuvé ce verdict, ainsi que la réduction des allocation­s chômage en France, on se demande : qu’estce que le jeune homme qu’il était penserait de ce qu’il est devenu aujourd’hui ? Moi, cette question-là, je me la pose tous les jours. On n’a pas le droit de séquestrer des gens, c’est entendu. Mais il faut remettre tout ça dans le contexte d’un conflit extrêmemen­t long, violent, émaillé de déclaratio­ns patronales terrifiant­es comme celle de cet Américain, le dirigeant de Titan Internatio­nal, qui avait évoqué à propos des syndicats une « bande de dingues » et exprimé tout son mépris pour la France : « Tout est foutu chez vous ! » Face à cela, une démocratie digne de ce nom se débrouille, normalemen­t, pour donner des peines symbolique­s. On se croirait revenu au temps de Jean Valjean et du bagne de Toulon ! Ce n’est en tout cas nullement un hasard si des sanctions aussi lourdes tombent aujourd’hui, car tous les jours maintenant j’entends des choses de ce niveau d’indécence-là. Hier matin encore, dans un hôtel, j’ai pu entendre en direct les propos d’Emmanuel Macron sur une chaîne d’infos : « La vie d’un entreprene­ur est souvent plus dure que celle d’un salarié. » Moi aussi je suis entreprene­ur, figurez-vous, je suis producteur de cinéma, eh bien je considère qu’il y a des choses qui ne se disent pas. Un gouverneme­nt de gauche ne dresse pas ainsi les uns contre les autres. Ce qui est le plus inquiétant dans cette phrase c’est que, lorsqu’on sait à quel point ces hommes contrôlent leur parole publique, on n’ose imaginer le fond de leur pensée. Que dit cette a aire des relations entre le PS et le monde ouvrier ? Elles n’existent plus. Au fond, le décrochage aura eu lieu très tôt, dès 1983. Mais le PS n’a pas davantage de rapport avec les vrais exclus, ceux qui n’ont rien, ceux qui ne votent plus. J’ai encore des amis dans ce parti, comme Aurélie Filippetti, que j’avais rencontrée à l’occasion de la parution de son roman, « les Derniers Jours de la classe ouvrière », ou Benoît Hamon. Je connais leur point de vue : ils pensent encore que l’on pourra le réformer de l’intérieur et qu’il est à cet égard utile d’y rester. Mais la réalité est tout autre. Cette stratégie a échoué : ce parti n’aura au contraire cessé de se droitiser en vingt ans. Aujourd’hui le PS a même honte de porter le nom de « socialiste », et certains, comme Manuel Valls, voudraient se délester de ce mot encombrant, « archaïque » comme ils disent. C’est vrai, les pauvres ne sont pas modernes. Les syndicalis­tes ne le sont pas non plus. Les chômeurs et les petits retraités, encore moins. On ne cesse désormais au sein de cette prétendue gauche de criminalis­er les luttes sociales, de dénoncer les salariés accrochés à leurs « privilèges ». Moi j’appelle cela des « acquis », pas des privilèges, parce qu’il a fallu se battre pour eux, et même durement. Jamais la bourgeoisi­e n’a donné quelque chose, il a fallu tout lui arracher. Mais cela, on ne veut même plus le raconter aux jeunes gens. On se contente de montrer en boucle les images déplaisant­es de la chemise déchirée d’un cadre d’Air France. Ce qu’il faudrait, c’est plutôt expliquer comment on peut en arriver là. Mais le simple fait d’« expliquer » une réalité sociale, cela aussi est devenu coupable aux yeux de l’actuel chef du gouverneme­nt. Vous avez voté François Hollande en 2012. Seriez-vous prêt à le refaire l’an prochain ? Non, c’est fini. J’avais fait cela sans illusions lors de la dernière présidenti­elle, mais je commence à ne plus supporter de voter la mort dans l’âme. Entre un candidat de droite et un candidat dit « socialiste », je m’abstiendra­i. Rien de ce qui avait été annoncé n’a été mis en oeuvre, même pas la grande réforme fiscale promise. Ils ont reculé sur tout. Je ne céderai plus au chantage à « l’Union sacrée », terme a reux qui évoque pour moi les boucheries de 14-18. C’est quoi être de gauche aujourd’hui ? Quelle définition en donnez-vous ? Etre de gauche pour moi, c’est tenir ensemble les trois marches de la République, Liberté, Egalité, Fraternité, comme le disait Victor Hugo. Or l’égalité et la fraternité sont aujourd’hui très malmenées. Quant à la liberté, on ne se préoccupe plus guère que de celle d’entreprend­re. La situation est très di cile désormais pour la gauche, celle qu’on nous oblige à appeler l’extrême gauche pour ne pas la confondre avec les socialiste­s, mais qui en réalité est simplement la gauche, celle qui n’a pas tout lâché. Jean-Luc Mélenchon n’a pas réussi son pari. Le PC est moribond : on peut le comparer à un énorme bateau dont on aurait coupé le moteur mais qui, grâce à son inertie colossale, continuera­it à avancer. Besancenot est désormais inexistant. Et pourtant on sent bien qu’il y aurait la place en France pour une grande force à la gauche du PS, mais aussi que cela ne pourrait se faire sans son explosion, dont je rêve désormais. On sent bien que cette force-là serait la seule capable de mettre sérieuseme­nt en échec le Front national. J’ai 62 ans et tant que je vivrai, je ne renoncerai en tout cas jamais à cette idée-là. Comme le disait le personnage joué par mon ami Gérard Meylan dans « Dieu vomit les tièdes », le film que j’ai réalisé en 1991 : « A quoi ça sert de crier puisque personne ne t’entend ? – Ça sert au moins à ne pas leur ressembler. »

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