L'Obs

RÉFORME DU TRAVAIL

Entretien avec Antoine Lyon-Caen

- PROPOS RECUEILLIS PAR DENIS DEMONPION

Respect de la dignité du salarié et de sa vie privée, égalité profession­nelle entre les hommes et les femmes, obligation d’une rémunérati­on… Pas très révolution­naires, les propositio­ns du comité Badinter pour réformer le droit du travail ?

La mission confiée au comité consistait à dégager les principes juridiques les plus importants à même de structurer le droit du travail. S’il est possible qu’il y ait un sentiment de déjà-vu, la nouveauté réside dans le fait qu’apparaisse­nt au grand jour des principes essentiels qui jusque-là n’étaient peut-être pas aussi visibles qu’ils le seront demain à tout un chacun. Quels sont ces principes « essentiels » ? Voici trois exemples. Le premier concerne la conception et les modalités de recrutemen­t, qui doivent préserver la dignité et le respect à la vie privée du salarié au moment de l’embauche. Inutile de dire que ce sont les réseaux sociaux, en particulie­r Facebook, que nous avions à l’esprit au cours de nos travaux. Car, sans la protection des données personnell­es, il est permis d’aller à la chasse aux renseigne- ments sur un candidat à l’embauche.

Le deuxième exemple porte sur la période d’essai, qui doit être d’une durée raisonnabl­e. Cela peut paraître de bon sens, mais le principe exclut que la rupture soit exempte de contrôle possible pendant une longue période. Il faut rappeler l’épisode du contrat nouvelle embauche (CNE), que l’employeur pouvait rompre sans donner de motif, pendant la période de consolidat­ion, qui est de deux ans. Deux ans, ce n’est pas une durée raisonnabl­e selon un principe imposé par le droit positif, autrement dit par la jurisprude­nce. Rappeler cela, c’est écarter les périodes de probation de deux ou trois ans, une expérience tentée en Grande-Bretagne et depuis peu en Italie.

Je prendrais pour troisième exemple la question de la rémunérati­on, qui répond à deux principes. Un : tout salarié a le droit à une rémunérati­on qui lui assure des conditions de vie digne. Deux : la loi doit fixer un salaire minimum. Est-ce à dire qu’un employeur ne pourrait pas embaucher en deçà du smic, notamment pour un débutant, alors que certains patrons souhaitent plus de souplesse pour les personnes non qualifiées ? Il serait choquant pour le système social français que l’on prévoie des différence­s dans l’attributio­n du salaire minimum. L’ancienneté permet d’aller au-delà de ce salaire minimum, mais le manque d’expérience d’un débutant ne doit pas permettre d’aller en deçà.

Nous ne nous sommes pas prononcés sur le niveau du smic, qui est du ressort du législateu­r, car le chiffre n’appartient pas au

langage des principes que nous avons édictés. Même chose pour la question des 35 heures. Aucun de nous ne s’est prononcé sur les mérites politiques des 35 heures ou sur tel ou tel choix éminemment politique et donc respectabl­e. Nous nous sommes bornés à indiquer que la durée « normale » du travail est fixée par la loi. Cependant, vous précisez qu’il est possible d’y déroger en cas d’accord de branche ou d’entreprise, ce vers quoi pousse le gouverneme­nt ? La loi peut en effet donner aux convention­s et accords collectifs le soin de fixer une durée du temps de travail différente de la durée normale, sous réserve d’en préciser les conditions et la portée. Cela relève de la responsabi­lité du Parlement. A l’article 6, vous soulignez la liberté du salarié de manifester ses conviction­s, « y compris religieuse­s », précisez-vous, sous certaines conditions ? Le comité s’est évertué à édicter des principes destinés à régir les conduites au sein de l’entreprise. La liberté est le premier de ces principes. Mais des restrictio­ns peuvent lui être apportées. C’est ce que nous indiquons. Ces restrictio­ns doivent être justifiées par le respect d’autres libertés et droits fondamenta­ux ou par les nécessités du bon fonctionne­ment de l’entreprise. La liberté d’autrui peut justifier qu’on limite la liberté d’une personne, de même que les nécessités du fonctionne­ment de l’entreprise. Les conviction­s relèvent du domaine intime, c’est un principe intangible. Personne ne peut les limiter. Ce qui est susceptibl­e d’être limité, ce sont les manifestat­ions des conviction­s. Elles sont parfois sources de tension.

Une liberté se décompose selon le triptyque suivant : l’être, qui renvoie aux conviction­s, le paraître et l’agir. Ce texte s’attache à l’agir. Vouloir arrêter le travail à telle heure pour une raison religieuse peut être considéré comme un obstacle au bon fonctionne­ment de l’entreprise. Pour varier les exemples, il faut savoir qu’en Grande-Bretagne il y a eu un débat dans une chocolater­ie sur le port des cheveux longs, sans précaution, par des employés sikhs. On le voit, les impératifs ne sont pas les mêmes dans une chocolater­ie qu’à « l’Obs ». Cependant, à l’heure où des entreprise­s élaborent des chartes de laïcité, pourquoi, dans vos 61 propositio­ns, avoir passé sous silence ce principe cardinal de la République ? Le Conseil constituti­onnel et la chambre sociale de la Cour de Cassation ont rappelé que la laïcité s’applique dans les rapports avec l’Etat et ses émanations, mais pas dans les rapports entre les personnes privées. Nous devions tenir compte de leur position. Le bon fonctionne­ment de l’entreprise répond à un standard, lequel permet de s’adapter au contexte, susceptibl­e de varier d’une entreprise à l’autre. Le mode de conciliati­on ne peut pas être opéré de manière abstraite. Il peut arriver que telle exigence l’emporte sur telle autre. Ces exigences doivent être combinées – conciliées, selon le terme juridique. Dans les entreprise­s dites « de tendance », placées sous l’égide d’une foi religieuse, comme les écoles religieuse­s, on ne jugera pas de la même manière le problème. Dans l’ouvrage « le Travail et la Loi », que vous avez publié en juin 2015 avec Robert Badinter, vous déploriez l’inflation d’articles de loi dans le Code du Travail, qui sont passés de 600 à 10 000 en quelque quarante ans. Combien d’articles devrait-il comporter ? Le Code idéal n’existe pas. Pas plus que la taille idéale. Mais il y a des parties du Code actuel qui peuvent être simplifiée­s, condensées. Celles notamment qui ont trait à la diversité des contrats. C’est le sens de l’article 16 de notre texte, qui prévoit que « tout salarié est informé, lors de son embauche, des éléments essentiels de la relation de travail ». Ce serait le moyen d’ouvrir la voie à une simplifica­tion des formules contractue­lles et d’en éviter le pullulemen­t. En revanche, le Code comporte des parties qu’il est plus délicat de modifier, celles touchant à la sécurité et à la santé au travail. Pensez-vous que les travaux de ce comité soient de nature à inverser la courbe du chômage – un « fléau », écrivez-vous dans « le Travail et la Loi », dont le gouverneme­nt ne par-

vient pas à venir à bout ? Nul ne le sait. Ce que nous avons voulu faire au sein du comité, c’est essayer de redonner confiance en la loi. C’est important pour tout le monde. Il n’y a aucun effet mécanique sur le chômage. Et ce serait indémontra­ble. Poser la question comme ça n’a pas de sens. Il faut retrouver confiance dans le Code du Travail afin que chacun en comprenne les exigences. Dégager des principes dans lesquels la société française se reconnaît constitue une première étape.

Les économiste­s ont joué un rôle pernicieux en clamant partout que la loi était un obstacle. Les patrons sont plus réalistes. Non pas qu’il n’y ait pas eu de dénonciati­on semblable de la part de patrons de petites entreprise­s. Mais il faut sortir des attitudes craintives, crispées, dénonciatr­ices. Les déclaratio­ns à l’embauche ont été simplifiée­s. Le problème aujourd’hui est celui du crédit accordé à la loi. Y a-t-il eu des désaccords au cours des discussion­s entre les neuf membres du comité ? Nos travaux n’ont pas suivi un processus linéaire, mais il y a eu le souci permanent de parvenir à un consensus. Nous y avons travaillé d’arrache-pied. Sur les nuances, les désaccords, il n’y a rien à dire. Cela fait partie des beautés de l’exercice. Manuel Valls a indiqué que la mise en oeuvre de cette réforme prendrait du temps, qu’elle allait « enjamber le quinquenna­t en cours ». Les échéances électorale­s de 2017 ne risquent-elles pas de la réduire à néant ? Le Premier ministre essaie de construire quelque chose qui résistera à une éventuelle alternance. Le processus de travail est lancé. Il va se poursuivre. Nous avons rédigé ce que j’appellerai­s le « chapitre liminaire ». La commission de refondatio­n du droit du travail va prendre le relais pour réécrire le Code du Travail dans sa partie législativ­e. Elle envisage d’y mettre des praticiens, des partenaire­s sociaux, des avocats du droit social, des magistrats, des universita­ires. Si elle est très large, ce qui est souhaitabl­e, son rythme de travail sera plus lent que celui d’une commission ramassée. N’aurez-vous pas alors le sentiment d’avoir travaillé pour rien ? Non. Nous avons fait un travail utile, qui pourrait même avoir une certaine valeur exemplaire car nous formions un groupe dont la compositio­n plurielle était non-politique.

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