L'Obs

Dans la peau d’un parano

ANOMALISA, PAR CHARLIE KAUFMAN & DUKE JOHNSON. FILM D’ANIMATION AMÉRICAIN, AVEC LES VOIX DE DAVID THEWLIS, JENNIFER JASON LEIGH, TOM NOONAN (1H30).

- NICOLAS SCHALLER

C’est le roi du concept casse-gueule, le maître du récit casse-tête. Ses protagonis­tes sont, comme lui, des grands angoissés et ses scénarios, des trompe-l’oeil surréalist­es à double ou triple fond. Il a écrit « Dans la peau de John Malkovich » (un marionnett­iste au chômage trouve une porte menant dans la tête de John Malkovich) et « Eternal Sunshine of the Spotless Mind » (un type qui n’arrive pas à oublier son ex tente de l’e acer de sa mémoire), il a réalisé le méconnu « Synecdoche, New York » (un dramaturge décide de mettre en scène sa propre vie). Charlie Kaufman est une anomalie dans l’industrie du cinéma américain. Son nouveau film, d’ailleurs, s’intitule « Anomalisa ». C’est le plus limpide et, néanmoins, bizarre. Comme ses précédents, il s’inscrit dans un quotidien banal qui se dérègle peu à peu sous l’influence de l’inconscien­t.

Auteur d’un best-seller sur le développem­ent personnel, Michael Stone ( photo), marié, un enfant, se rend à Cincinatti pour y donner une conférence. Il prend le taxi, rejoint son hôtel, commande un room service, retrouve un amour de jeunesse, mais leurs retrouvail­les tournent court dès lors qu’il l’invite à monter dans sa chambre. Que se passe-t-il dans la tête de Michael ? Autour de lui, tout le monde – hommes, femmes, enfants – parle avec la même voix. Sauf Lisa, une fan qu’il croise dans le couloir de l’hôtel, une vieille fille mal dans sa peau par laquelle il se sent irrémédiab­lement attiré. Michael n’est pas qu’un personnage houellebec­quien d’intellectu­el insatisfai­t et quelque peu pathétique ; il est atteint du syndrome de Fregoli, un trouble paranoïaqu­e qui procure la sensation d’être persécuté par une même personne incarnée dans plusieurs. De même, « Anomalisa » n’est pas qu’une étrange comédie dépressive. C’est un film d’animation à base de poupées et de décors miniatures. Mettre cette technique, nécessitan­t des années de travail minutieux et habituelle­ment associée à des imaginaire­s plus ou moins enfantins ou spectacula­ires, au service d’un récit aussi minimalist­e, adulte et intime, a du panache. Et quelle belle idée ! Qu’est-ce qu’un paranoïaqu­e comme Michael s’imagine-t-il être sinon la marionnett­e d’un autre ? Une marionnett­e dont les coutures apparentes trahissent la fragilité, les interrogat­ions existentie­lles de Michael, et nimbée dans une lumière irréelle, halo de mélancolie. Vous doutez qu’une scène de sexe entre deux figurines en plastique (qui s’expriment avec les voix de David Thewlis et Jennifer Jason Leigh) puisse vous bouleverse­r voire vous gêner ? Précipitez-vous donc sur cette fascinante anomalie.

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