TRUMP POURQUOI IL PEUT ENCORE GAGNER
On pensait que le succès de ce narcisse apolitique n’était qu’un feu de paille populiste. Pourtant, même s’il n’est arrivé que deuxième en Iowa, il reste le grand favori pour remporter le New Hampshire et l’investiture républicaine
Son huitième meeting ! Bob Delisle les épingle amoureusement, comme un entomologiste, ses papillons : trois dans le Massachusetts, cinq dans le New Hampshire. Celui de Lowell (MA), où 8 000 personnes ont poireauté plus d’une demi-heure dans un froid sibérien pour voir Donald Trump. Celui de Claremont (New Hampshire), où l’attente avant de se mettre au chaud a dépassé une heure. Celui d’aujourd’hui au lycée de Concord (NH), où près de mille fans se sont gelé les pieds, au beau milieu d’un jour férié, avant de pouvoir pénétrer dans le gymnase. « J’essaie d’aller à autant de réu
nions électorales de Trump que possible, confie ce jeune retraité qui a fait mille boulots avant de poser son sac. Chaque fois, il me donne
la pêche. » Trump l’a ferré dès le premier jour avec son discours
sur l’immigration, mais c’est avec autre chose qu’il l’a séduit. Un
sentiment plus complexe, plus diffus : la nostalgie. « Je rêve de l’Amérique que j’ai connue quand j’étais gamin, dit Bob. La ville où je vivais à l’époque, c’était le paradis. Pas une vie facile, non, il fallait bosser. Mais il y avait des usines, du boulot. Personne ne se souciait
de rien. C’est après que le pays est parti en vrille… » Toujours favori malgré sa déconvenue à l’issue du premier rendez-vous des primaires dans l’Iowa, il n’est arrivé que deuxième (24%), derrière Ted Cruz (28%) et juste devant Marco Rubio (23%), dont la percée a surpris tout le monde.
Mais quelle est donc cette Amérique qui soutient Donald Trump ? Celle des nostalgiques, comme Bob ? Celle des impatients, comme Maureen, une mère de famille du Maine qui a fait deux heures de route avec sa fille pour écouter à Concord cet homme « qui résoudra nos problèmes dans tous les domaines, surtout
l’économie » ? Ou bien celle de Ross, dont c’est le deuxième meeting et qui pose au candidat une question sur les pièces détachées « merdiques » importées de Chine qui ont remplacé le proudly made in the USA (« fabriqué avec fierté aux Etats-Unis »), Ross qui n’a
aucun doute sur les « motifs purs et sincères » du milliardaire. « Pourquoi, autrement, voudrait-il devenir le capitaine d’un navire en perdition ? Il est l’un des hommes les plus riches des Etats-Unis ! »
C’est toujours la même histoire avec les populistes : la séduction est électrique et souvent immédiate, mais ses ressorts sont complexes. Un homme comme Trump est un livre ouvert, un narcisse sans surmoi qui dit ce qu’il pense et ne change pas de registre. Une cible fixe, dirait un chasseur. « Pied-tendre »,
« charlatan », « grossier », aux idées « stupides », ayant « un faible inouï pour la flatterie » et un père « qui l’a renfloué grâce à un prêt
illégal sous forme de jetons de casino », accusait récemment un édito de la « National Review », l’organe influent des conservateurs. Mais ses supporters ? Là, les choses se corsent. Leur ADN n’est pas
idéologique : moins d’un tiers s’identifient au Tea Party, 20% se décrivent même comme étant de gauche ou modérés. Encore plus étonnant : Trump fait un carton (43%, selon une enquête Civis Analytics) chez d’anciens électeurs démocrates devenus sympathisants républicains sous Obama, mais qui restent inscrits sur les listes électorales comme démocrates. Un peu plus de la moitié de ses fans sont des femmes, comme Maureen, pas rebutées par les insultes sexistes dont il est capable. Beaucoup, comme Bob ou Ross, sont des hommes blancs qui n’ont pas fait d’études universitaires. Et Trump ne séduit pas les jeunes : plus de 80% de ses sympathisants ont au moins 45 ans. Géographiquement, ses électeurs partent plutôt du golfe du Mexique et remontent vers l’est en suivant les Appalaches, jusqu’au nord de l’Etat de New York.
Touches impressionnistes, ces enquêtes ne disent rien de leurs motivations. Quelles sont-elles ? Le rejet de l’immigration ? Pour Bob Delisle, aucun doute, « nous ne pouvons pas avoir à la fois des frontières ouvertes et un filet social de sécurité. C’est l’un ou
l’autre ». Il vit à Lynn, une banlieue au nord de Boston qui a connu ces dernières années un afflux d’immigrants d’Amérique centrale. « Mon ex-femme, qui travaille dans la santé, voit tous les jours ce que cela donne. Elle ne s’intéresse pas à la politique, mais, à l’annonce de
sa candidature, Trump avait son vote. » A l’échelle du pays, pourtant, 2016 n’a rien d’un raz de marée. Ainsi, pour le Mexique, le solde net migratoire est même devenu négatif ces dernières années : un million de Mexicains sont rentrés dans leur pays quand seulement 870 000 ont fait le trajet inverse.
L’économie ? « On nous ressasse la colère de la classe moyenne, et c’est vrai que les salaires n’ont pas progressé au même rythme que la croissance. Mais tout de même, globalement, l’économie américaine est en très bonne santé. Le chômage a diminué de moitié depuis l’arrivée au pouvoir d’Obama », affirme Larry Sabato, directeur du
centre d’études politiques de l’université de Virginie. Oui, mais… Comme pour l’immigration, c’est plus une angoisse diffuse à propos de l’avenir que ces Américains expriment en soutenant Trump. Anxiété alimentée par la stagnation bien réelle des salaires et par l’augmentation des inégalités. « Beaucoup de gens sont anxieux sur le plan économique, ils ont le sentiment de ne pas profiter de la
croissance, note Alan Abramowitz, prof de sciences politiques à l’université Emory, à Atlanta. Seuls les plus riches tirent les mar
rons du feu. » Angoisse justifiée, aussi, pour les cols bleus sans diplôme universitaire. D’ici à 2024, selon le Département du Travail, l’Amérique perdra 800 000 emplois manufacturiers ; sur 20 postes créés, 19 le seront dans les services ; et les secteurs connaissant la plus forte progression sont pourvoyeurs d’emplois exercés surtout par des femmes.
L’anxiété propulse la fusée Trump. Mais quelle anxiété ? « Les gens ont tendance à nier leurs angoisses ou sont inconscients de leur nature, analyse Lise Van Susteren, une psychiatre réputée de Washington. L’anxiété, ce n’est pas une simple ligne allant de A à B.
Plutôt une piscine opaque. » Un mélange de peurs réelles, d’appréhensions à propos de l’avenir, de méfiance généralisée envers
toutes les institutions… « Le pape lui-même a dit que nous étions au bord du précipice, rappelle la psychiatre. Même si les gens ne se rappellent pas précisément ces mots, le sentiment rôde. Et Trump fond sur cette proie comme un chat, il est très habile pour saisir le “Zeitgeist” [l’esprit du temps, NDLR], cette idée que les forces maléfiques d’autres pays vont nous faire la guerre, que l’immigration nous vole nos jobs, que les hommes sont émasculés par la crise ou même, sim
plement, le fait que la vie n’a pas tenu ses promesses. » Cette anxiété mêlée de sentiment d’échec profite à un populiste comme Trump, et Lise Van Susteren compare son attrait à celui du gros dur dans la cour de récré : « Il séduit ceux qui ne sont ni les plus baraqués ni les plus cool, pas des athlètes et pas non plus les premiers de la classe. En d’autres termes, des “kids” qui n’auraient autrement pas voix au
chapitre se rangent derrière le caïd au style agressif. » Dans les études d’opinion, l’autoritarisme de Trump arrive en tête des motivations à le soutenir. Chez les électeurs républicains, selon une étude pilotée par l’université du Massachusetts, il a déjà capturé 43% de ceux qui veulent un leader autoritaire fort, et il pourrait également séduire les indépendants et les démocrates (ces derniers nettement moins nombreux) qui rêvent également d’un chef à poigne.
UN RÉPERTOIRE FASCISTE
Ce sont les mots du fascisme. L’autoritarisme de Trump est celui d’un homme providentiel, sa différence avec les tribuns du passé étant qu’il tire sa légitimité d’une prétendue aptitude d’homme d’affaires à « négocier des deals », entendez : à soumettre l’autre partie à sa volonté. Trump a un programme vague et minimal (et souvent absurde), il ne propose pas de solutions, il EST la solution.
« He gets things done » ( « il obtient des résultats »), dit Maureen, à Concord, une phrase que les supporters de Trump ressassent comme un mantra. Sa seule présence à la Maison-Blanche fera trembler les ennemis et résoudra les difficultés, comme par enchantement. Un autre trait fasciste de Trump est son nativisme. Comme dans un conte de fées, il propose de construire un mur avec le Mexique, doté d’une « grande et belle porte », derrière laquelle, a-t-on envie d’ajouter, se trouvera un royaume heureux débarrassé de toute pollution étrangère. Le symbolisme va bien au-delà d’une pause dans l’immigration. « Les Blancs, en particulier les hommes blancs, voient leur Amérique “aller de mal en pis”, autre façon de dire qu’ils ne sont plus aux commandes, souligne
Larry Sabato. Ils seront minoritaires en 2042, ce n’est plus très
loin. » Ils s’accrochent à un passé idéalisé et à une pureté imaginaire, encore un mot du répertoire fasciste que l’on rencontre souvent dans les idées de Trump.
“UN CAÏD PEU SÛR DE LUI”
On a fait beaucoup de cas de l’expression littérale de cette « pureté » chez le candidat : sa peur des microbes, sa répugnance à serrer les mains, son dégoût pour les fonctions physiologiques des femmes. C’est plutôt le signe d’une personnalité nettement plus troublée qu’il n’y paraît, de même que son autoritarisme narcissique est « celui d’un caïd profondément peu sûr de lui-même, en réalité, d’un
type qui compense son insécurité avec une confiance affichée », note Lise Van Susteren. La pureté attrayante de Trump est plutôt dans son discours nativiste et dans la symbolique qui entoure le candidat : il descend du ciel comme un messie, dans son grand Boeing doré, et jusqu’au sprint final de ces dernières semaines, il repartait le plus souvent dormir à New York dans des draps qu’on imagine monogrammés et brodés d’or. Cette « pureté » séduit un électorat de droite dégoûté de façon parfois obsessionnelle – et raciste – par le « métissage » du pays.Trump actionne-t-il tous ces ressorts du fascisme de manière consciente ? Question fascinante... « Je crois qu’il y a une grande part de spontanéité chez lui, estime Jesse Graham, professeur de psychologie à l’université de Californie du Sud. Il a appris, avec tous les deals qu’il a négociés, qu’il était avantageux de se comporter en personnage puissant et dominant, de ridiculiser ses adversaires à tout propos, à moins qu’il n’ait besoin d’eux, et de ne jamais présenter d’excuses. Par exemple, je doute qu’il se soit jamais penché sur l’abondante recherche établissant un lien entre conservatisme et sensibilité au dégoût. Le dégoût, chez lui, est simplement une façon parmi d’autres d’insulter les gens. » Conscient ou pas, Trump se moque de ces subtilités car – nouveau trait familier du fascisme – il n’est pas seulement « impolitique », au sens où il prétend « dire les choses comme elles sont » sans se soucier du politiquement correct, mais apolitique. Ted Cruz fait lui aussi ses choux gras de l’hostilité aux arrangements traditionnels de la politique, mais il siège au Sénat. Trump, lui, est en dehors. Ailleurs. Comment contrôler un tel ovni ? Certains, aux Etats-Unis, commencent à imaginer l’inimaginable : un président Trump. On les trouve dans les quartiers de gauche, où des habitants qui n’ont jamais croisé un électeur de l’autre bord (voir l’inter
view de Samuel Goldman, p. 63) ont vite fait de fantasmer sur une épidémie de chemises brunes. Mais on les rencontre aussi, et c’est plus inquiétant, chez certains responsables ou financiers républicains, qui commencent à se demander si Trump, après tout, ne serait pas le candidat idéal face à Hillary Clinton. On ne peut s’empêcher de penser aux jeux troubles des conservateurs et hommes d’affaires allemands devant la montée de Hitler. Mais, à trop pousser la comparaison, on risque de tomber dans l’absurde. Les contextes politiques n’ont rien à voir. « Si Trump remporte la nomination du Parti républicain, je ne crois pas qu’il deviendra plus acceptable aux yeux du reste de la population, estime Alan
Abramowitz, à Emory. Il n’a pas de marge de progression. Sur un sujet comme l’immigration, la plupart des Américains soutiennent le principe d’une légalisation, d’une régularisation, d’un chemin vers la citoyenneté. Et puis, si vous regardez ses scores parmi les démocrates ou même les indépendants, ils sont exécrables. Il a le plus fort taux d’opinions négatives de tous les candidats républicains, il est très impopulaire chez les Afro-Américains, les latinos… Je ne le vois vraiment pas créer la surprise dans une campagne générale. » A moins que… Une victoire (improbable) de Bernie Sanders au sein du Parti démocrate, une candidature de Michael Bloomberg comme indépendant pourraient encore injecter de l’incertitude, si c’est possible, dans cette présidentielle de dingues.
Quand on lui demande si son champion aurait une chance contre Hillary, Bob Delisle éclate de rire, stupéfait : « Evidemment !
Quelle question ! » La polarisation de la vie politique, la haine d’Obama et la détestation de Hillary Clinton sont telles chez ces supporters de Trump qu’ils évoluent dans un monde alternatif où les événements les plus improbables se sont transformés en certitudes. « Il va gagner, dit Ross. Vous verrez, il ne fera qu’une bou
chée de Hillary. » La foi aveugle des croisés.