L'Obs

Le programme économique du FN au crible

Début février, le parti de Marine Le Pen doit plancher sur sa stratégie pour 2017. Au centre des débats : la ligne économique, qui n’a cessé de bouger depuis quarante ans. Et une question clé, celle de la sortie de l’euro, qui divise le mouvement

- MAËL THIERRY

Ce 4 janvier, à Lille, Marine Le Pen ne se ressemble pas tout à fait. Entourée de ses 53 nouveaux élus frontistes pour cette séance inaugurale du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais-Picardie, elle pourrait montrer ses muscles. Promettre à Xavier Bertrand de lui donner du fil à retordre pour couvrir les applaudiss­ements de la majorité de droite qui vient de l’élire à la présidence. Mais rien. Ni sourire ni flèche empoisonné­e. L’ex-tête de liste aux régionales ne digère toujours pas le puissant camouflet que lui ont infligé les électeurs au second tour. Elle a dû se rendre à l’évidence : malgré le ripolinage de façade du parti, la « normalisat­ion » portée en bandoulièr­e par ses candidats, le FN fait toujours peur. En son for intérieur, la candidate à l’Elysée a acté la nécessité de revoir son discours, notamment sur cette sortie de l’euro qu’elle réclame et qui divise jusque dans son parti. Dans les couloirs, elle lâche cette phrase qui en dit long sur son état d’esprit : « Je ne me sens pas liée par le programme du FN. Le projet présidenti­el peut

être en partie différent. » Un instant, la bête de scène

resurgit : « Etre battue sur ses idées, c’est honorable ; être battue sur la caricature de ses idées, c’est agaçant. Les gens parlent d’une sortie brutale de l’euro alors que

j’ai parlé d’un référendum », qu’elle organisera­it six mois après son élection, sur la sortie de l’Union européenne et le retour à une monnaie nationale. Faut-il garder ce cap ? Faire mine d’évoluer ? Changer vraiment ? Le FN doit en discuter du 5 au 7 février lors d’un séminaire destiné à tout remettre à plat avant la présidenti­elle. Une énième révision du projet économique est en vue.

DE REAGAN À TSÍPRAS

C’est peu de dire que les positions du FN en la matière ont varié depuis quarante ans. Sur la forme d’abord. Interrogez Jean-Marie Le Pen sur ses choix monétaires ou fiscaux, il balancera quelques généralité­s avant de revenir au seul problème qui vaille à ses yeux, l’immigratio­n. « Vous ne vous posez pas la question de savoir si la soupe est trop salée quand le bateau coule », dit-il. Marine Le Pen a fait tout l’inverse. Toute à sa quête de crédibilis­er son parti, elle s’est plongée dans les essais d’économiste­s et de prix Nobel, allant jusqu’à citer des mots très savants pour épater les journalist­es,

« cinématiqu­e » ou « anatocisme des intérêts ». Sur le fond, le changement n’est pas moins spectacula­ire. A une époque, le père n’avait d’yeux que pour Ronald Reagan, symbole du libéralism­e triomphant. Sa fille salue la victoire du leader de l’extrême gauche antiaustér­ité en Grèce, Aléxis Tsípras. Il jurait par le moins d’Etat ; elle le veut fort. Auteur d’une étude sur la transforma­tion du programme économique du Front national ces trente dernières années (1), Gilles Ivaldi, chercheur au CNRS à l’université Nice-Sophia Antipolis, confirme ces changement­s de pied, calculs à l’appui : alors qu’aux législativ­es de 1993 les deux tiers des propositio­ns frontistes étaient ancrées à droite,

l’arrivée de Marine Le Pen s’est traduite par « un véritable virage économique, dit-il. Pas moins de 68% des mesures formulées par son parti depuis se placent

désormais à gauche » . La gauche, elle faisait pourtant horreur à ces deux étudiants voisins sur les bancs de la faculté de droit de Paris en 1968-1969. L’un a été député poujadiste et termine ses études par un mémoire sur l’anarchisme en France. L’autre a milité au groupuscul­e d’extrême droite Occident et travaille sur le tournant libéral du patronat français. Le premier s’appelle Jean-Marie Le Pen et n’a pas encore pris la tête du FN (fondé en 1972), le second se nomme Gérard Longuet et deviendra, bien plus tard, ministre de la Défense. « Lors de nos discussion­s, je défendais auprès de Le Pen l’idée que l’économie devait être libérale et pas dirigée, alors que c’était encore le modèle dominant en France, raconte Gérard Longuet. Il admirait déjà la réussite économique des Etats-Unis, c’était une rupture avec ses amis poujadiste­s. » Quelques années après, Longuet, jeune énarque, est sollicité pour écrire le programme économique du tout nouveau parti (2). « J’ai donné mon avis, et

Graphiques et termes savants à l’appui, Marine Le Pen présente en janvier 2012 son programme économique : sortie de l’euro et « Etat fort ». Même ligne pour 2017 ?

Jean- Claude Martinez, ex-vice président du FN (ici en 2005), a défendu pendant des années, aux côtés de Jean-Marie Le Pen, la suppressio­n de l’impôt sur le revenu.

mon avis est libéral. Je faisais alors partie des gens

écoutés », se remémore l’ex-ministre, qui n’a jamais pris de carte au FN.

Ce sillon est creusé durant toutes les années 1980. Dans son bureau de Montretout, Jean-Marie Le Pen en garde la preuve, qu’il pose sur sa table basse. C’est un petit livre bleu, la bible du FN d’alors, intitulé « Droite et démocratie économique ». D’un oeil, derrière ses grosses lunettes, il en relit la préface, qu’il

avait signée : « Il faut s’attaquer résolument aux structures étatistes et dirigistes qui paralysent le pays et rendre à l’initiative, au travail, au goût du risque, à la

responsabi­lité, la place qui leur revient… », écrivait en 1984 celui qui était encore le patron d’une petite maison d’édition, la Serp. L’ouvrage est une ode à la

« liberté d’entreprise » et au « désir de profit », moteurs de la croissance. A l’époque, l’adversaire a un nom, un seul, le « marxisme ». Triste ironie de l’histoire pour Le Pen : trente ans plus tard, c’est cette même

« influence marxiste » qui, à ses yeux, gangrène la direction du FN. La faute à l’ancien chevènemen­tiste Florian Philipot et à ses lubies. « Sur le plan économique, Chevènemen­t est un homme de gauche. C’est là que se crée le malaise », soupire le vieux « Menhir ».

En février 1987, le patron du FN décroche une photo avec le président des Etats-Unis Ronald Reagan lors d’une conférence organisée à Washington par un membre de la secte Moon.

On est loin, très loin, des propositio­ns de JeanClaude Martinez. En 1985, ce prof de droit public à Assas publie une « Lettre ouverte aux contribuab­les ». « Je viens de lire votre livre, je vous offre une

tribune pour le défendre », lui dit aussitôt Le Pen, qui fera de lui un député l’année suivante. Sa propositio­n choc, la suppressio­n de l’impôt sur le revenu, figurera ensuite dans chaque projet présidenti­el.

Dans les années 1990, le FN modifie une première fois sa ligne. Après la chute du mur de Berlin et l’effondreme­nt du communisme, et alors que le lepénisme gagne du terrain dans les milieux ouvriers et populaires, le slogan du parti affirme : « Le social, c’est

le Front national. » Le Pen dénonce la concurrenc­e sauvage, éreinte les « mondialist­es » et réclame la hausse du smic. Le FN tente de créer des syndicats dans la police ou à la RATP. A la manoeuvre, Bruno Mégret et des cadres influencés par les travaux du Club de l’Horloge ou du prix Nobel Maurice Allais. « Nous étions libéraux, mais nous défendions en même temps une forme de protection­nisme dans les échanges internatio­naux et l’héritage positif du colbertism­e, avec l’interventi­on de l’Etat dans des secteurs clés comme les transports, le nucléaire ou le spatial », raconte un « mégrétiste » influent à l’époque. En 2002, pendant la campagne présidenti­elle, JeanMarie Le Pen continue à jouer sur tous les tableaux avec son slogan, « Socialemen­t de gauche, économique­ment de droite ». Dans son programme : ramener à 35% du PIB l’ensemble des prélèvemen­ts obligatoir­es, abolir les droits de succession en ligne directe. Et une nouvelle mesure : quelques mois après la mise en place de l’euro, Le Pen propose un référendum pour revenir au franc.

DU MÉLENCHON DANS LE TEXTE

Par petites touches, Marine Le Pen, alors de plus en plus influente auprès de son père, dont elle est directrice de campagne en 2007, commence à infléchir le

discours. « Pour un meeting, j’avais écrit un discours où Le Pen devait se prononcer à nouveau pour la suppressio­n progressiv­e de l’impôt sur le revenu, raconte

aujourd’hui Jean-Claude Martinez. Lorsqu’il l’a lu à la tribune, surprise, l’impôt était maintenu. La secrétaire de Le Pen m’a expliqué après que c’est Marine Le Pen qui avait modifié le texte. » Martinez claquera la porte l’année suivante.

De son père, « Marine » se révèle une digne héritière sur la question de la sortie de l’euro. Sauf qu’elle en fait une obsession, la clé de voûte de son programme, allant même jusqu’à dire récemment que si les Français refusaient de sortir de l’Union européenne par référendum, elle serait prête à démissionn­er une fois élue à l’Elysée ! Pour le reste, le discours change radicaleme­nt : la nouvelle patronne loue l’ « Etat stratège », parle de « planificat­ion », fustige le « dogme du laisser-faire et de l’ultralibér­alisme », se fait défenseuse des droits sociaux et du pouvoir d’achat. A peine intronisée, elle écrit aux fonctionna­ires pour dissiper le « malentendu » , leur assurer que le FN n’est pas leur ennemi et qu’elle est

contre la « RGPP », la révision générale des politiques publiques, qui conduit à la réduction du nombre de fonctionna­ires. Dans son projet présidenti­el, elle promet la « retraite pleine à 40 annuités » et l’ « âge légal ramené à 60 ans » – 65, disait son père –, la « nationalis­ation partielle des banques » ou encore l’augmentati­on de 200 euros pour les rémunérati­ons en dessous de 1,4 fois le smic. Du Mélenchon dans le texte, raille-t-on à droite comme à Bercy !

Comment expliquer un tel virage ? Au FN, on y voit une double influence. Celle de l’énarque et fils d’ins

tit Florian Philippot. « Il est marqué par une philosophi­e de gauche, le refus de grandes réformes sur les 35 heures ou les retraites, le pas-touche au système syndical. Et puis Marine est elle-même implantée dans une région populaire, pauvre, où il y a beaucoup de chômage, de gens qui vivent de l’assistanat. Elle aligne son discours sur ce qu’il convient de leur dire. Elle ne va pas leur raconter qu’elle va supprimer l’ISF », décrypte un ancien dirigeant. Un proche de Marine Le Pen s’interroge sincèremen­t : « Au fond, peut-être qu’elle a vraiment une sensibilit­é de gauche… »

Dans son parti, cette nouvelle ligne est loin de faire l’unanimité. Depuis les régionales, les langues se délient. Dans le Sud, des proches de Marion Maréchal-Le Pen ne cachent pas que ce discours économique a coûté des voix auprès de petits artisans et entreprene­urs ou de l’électorat âgé inquiet pour son épargne en cas de sortie de l’euro. « Il faut montrer qu’on n’est pas sur un discours mélenchoni­ste, qu’on est aussi pour des allégement­s de charges ou de fiscalité. Notre position a été caricaturé­e car elle est caricatura­ble », admet un dirigeant, qui cible Florian Philippot. Sur la défensive, le vice-président du parti a déjà riposté via la presse : « La position du FN, et celle qu’a toujours défendue Marine Le Pen et qu’elle défendra en 2017, c’est la fin de l’euro. » Comme façon d’ouvrir le débat, on a vu mieux.

(1) « Vers un nouveau chauvinism­e du welfare? La transforma­tion du programme économique du Front national (1984-2012) ». (2) « Histoire du Front national », par Dominique Albertini et David Doucet, Tallandier.

Vice-président du FN et ancien chevènemen­tiste, l’énarque Florian Philippot est l’ardent défenseur de la ligne anti- euro du parti. Son influence est

critiquée en interne.

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