DES ECONOMISTES INFLUENCE
Courtisés par les banques et les grandes entreprises, ils sont les intellectuels les plus soumis à de juteuses tentations. Entre les “pro-business” et les farouches “anti”, le débat fait rage en France
Le conflit d’intérêts ? Je n’en vois aucun. Je n’ai jamais vu un économiste écrire une ligne pour défendre la position d’une institution ou d’une entreprise avec laquelle il aurait des liens financiers. » Celui qui tient cette position avec force s’appelle Jean-Hervé Lorenzi. A 68 ans, il est le puissant patron du Cercle des Economistes, qui organise chaque année les très réputées Rencontres économiques d’Aix-en-Provence. Ce think tank d’inspiration libérale regroupe trente personnalités qui, pour la plupart, cumulent des fonctions dans le secteur académique et dans le privé. Parmi eux, Patrick Artus : professeur d’économie à Paris-I et, en même temps, membre du comité exécutif, chef économiste de Natixis, administrateur de Total et d’Ipsos. Mais aussi Olivier Pastré : professeur d’économie à Paris-VIII et président de la banque tunisienne IM Bank, administrateur de CMP Banque, de l’Association des Directeurs de Banque et membre de la commission de surveillance de la Caisse des Dépôts et Consignations. Ou encore Jean-Marie Chevalier : professeur émérite du Centre de Géopolitique de l’Energie et des Matières premières de l’université de
Dauphine et consultant occasionnel pour Economie d’énergie, Areva, EDF, Rexel, IBM, Westinghouse ou Subsea.
Curieux et dangereux mélange des genres ? Jean-Hervé Lorenzi, lui-même titulaire d’une chaire de recherche à la Fondation du Risque et membre du directoire de la banque Rothschild France, administrateur d’Euler Hermès, du Crédit foncier et de BNP Paribas Cardif, s’en défend. « On ne peut pas prétendre être économiste et n’avoir aucune connaissance du monde réel. Prenez Keynes, qui spéculait à la Bourse, ou David Ricardo, agent de change. Tous les grands économistes ont eu une activité en marge de leurs recherches, que ce soit dans le public ou dans le privé », a rme-t-il. « Tous les noms que vous évoquez, Artus, Pastré, Chevalier sont des gens très compétents. C’est pour cela que les boîtes privées viennent les chercher. »
Le débat dure depuis la crise de 2008. Le soupçon est que beaucoup de ces économistes liés aux banques ont constamment pris des positions ultrafavorables à la déréglementation financière. A sa sortie en 2010, le documentaire « Inside Job » a créé une énorme polémique aux Etats-Unis en révélant les liens incestueux entre des membres de l’administration américaine, dont Lawrence Summers, sous-secrétaire au Trésor de Clinton et conseiller d’Obama, et de grandes institutions comme Lehmann Brothers ou Merryl Lynch. Le livre du journaliste Laurent Mauduit, « les Imposteurs de l’économie », a embrayé l’année suivante en France. Depuis, deux camps s’a rontent, les pro-business et les anti, pour savoir si l’on peut rester indépendant d’esprit quand le portefeuille ne l’est pas. Sur ce sujet, la position de Thomas Piketty, l’économiste des inégalités sociales, est très tranchée : « J’ai toujours refusé toutes les activités rémunérées en dehors de mon salaire d’universitaire, et cela n’est pas près de changer, car elles sont fatalement source de compromissions, et de surcroît sont une perte de temps. » Philippe Askenazy, membre des Economistes atterrés, est tout aussi radical. « Ce n’est certainement pas en travaillant pour une banque que vous apprenez l’économie réelle. Imaginons que vous vouliez mener une enquête sociologique sur les grands patrons : vous pouvez les étudier, passer du temps avec eux, sans être obligatoirement payé par eux. »
Pour sortir de ce débat, la transparence serait la clé. La publication des intérêts des économistes, comme cela a été imposé aux parlementaires, est de plus en plus la norme dans les publications scientifiques internationales. En septembre 2012, l’Ecole d’Economie de Paris, où o cient Piketty et Askenazy, a adopté des « principes de transparence et d’intégrité professionnelle » qui obligent ses membres à déclarer leurs revenus annexes (hors droits d’auteur) au-dessus de 5 000 euros. L’un des premiers à s’y être plié est Daniel Cohen [membre du conseil de surveillance du « Monde », qui partage les mêmes actionnaires que « l’Obs », NDLR]. Sur le site de l’Ecole d’Economie de Paris, il indique que son statut de conseiller sur la dette internationale de la banque Lazard lui rapporte plus de 25 000 euros par an. Au moment de la crise, certains lui ont toutefois reproché d’avoir franchi la ligne jaune en plaidant publiquement pour la mise en place d’un système d’eurobonds qui aurait pu profiter au gouvernement grec dont il était l’un des conseillers. Depuis, il refuse de répondre à toute question sur le sujet.
Nous avons par ailleurs passé au crible les fiches biographiques des autres membres de l’Ecole d’Economie de Paris et trouvé une quantité très limitée de déclarations de revenus annexes. Il ne semble pas que le code interne de déontologie ait été appliqué avec beaucoup de sévérité. Exemple : Agnès Bénassy-Quéré. Après une demande par mail, elle nous fait parvenir sa déclaration mentionnant ses activités au Conseil d’Analyse économique et à France-Culture, où elle est chroniqueuse, mais elle ne l’avait pas mise à jour depuis 2014. De son côté, l’économiste Philippe Aghion, professeur au Collège de France, qui n’exerce, il est vrai, aucune activité privée, n’avait même pas connaissance de cette obligation. La dernière interrogation porte sur le financement des universités. Depuis une dizaine d’années, les établissements publics sont incités à rechercher des partenaires privés. Pour certains, ce système serait vertueux. L’Ecole d’Economie de Toulouse, qui a donné le prix Nobel Jean Tirole, s’est construite sur la base d’associations avec de grands groupes qui lui ont permis de bonifier les rémunérations de ses membres et donc d’attirer les meilleurs éléments. Ce qui permettrait de lutter contre le sentiment de « prolétarisation » du chercheur pur et dur dont parle Askenazy : « Un économiste qui part travailler au Trésor ou à la Banque de France va doubler son salaire. Vous pouvez alors avoir un fort sentiment d’injustice en découvrant le nouveau train de vie de votre ancien collègue de l’université. »
Mais pour les détracteurs d’un Tirole, tout financement privé favoriserait « naturellement » les économistes de tendance libérale. Ce qui reste à démontrer : les universités et les laboratoires américains, qui fonctionnent en grande partie grâce à ce type de sponsoring, ne sont pas plus ou moins orientés que les nôtres. Le jeune et brillant spécialiste des paradis fiscaux Gabriel Zucman, aujourd’hui hébergé à Berkeley, témoigne : « Tout dépend de la façon dont sont dirigées les universités. De manière générale, ce qui compte bien plus que le salaire, ce sont les ressources générales des universités pour financer assistants de recherche, chargés de TD, travaux de terrain, etc. ; et là il y a hélas un très gros écart entre les Etats-Unis et la France, en raison du sousfinancement massif des universités hexagonales. » Vaut-il mieux favoriser l’émergence d’économistes sensibles aux intérêts des entreprises ou laisser s’échapper nos universitaires, de plus en plus nombreux à partir à l’étranger ? Le dilemme est cornélien.
Nécessaires, ces débats ne doivent cependant pas occulter un problème sans doute plus aigu : celui du pantouflage des grands commis de l’Etat. Coup sur coup, le groupe d’assurance Axa a recruté deux membres du gouvernement : cet été, Sandrine Duchêne, ex-numéro deux du Trésor à Bercy et, en janvier, Laurence Boone, ex-conseillère économique et sherpa dans les sommets internationaux de François Hollande. Auparavant, elle avait travaillé pour Barclays, Merrill Lynch et le groupe Kering, ce qui n’avait nullement découragé un gouvernement socialiste de l’embaucher.
“Ce n’est pas en travaillant pour une banque que vous apprenez l’économie réelle. ” Philippe Askenazy