DOCUMENTAIRE
Lampedusa mon amour
C ’est une maisonnette au toit pentu, vêtue de tapis d’Orient, soigneusement cachée au coeur du Trastevere, à Rome. Ce fut la loge du gardien de la célèbre Villa Alibert, c’est maintenant là que vit et travaille Gianfranco Rosi, 51 ans, étoile montante du cinéma transalpin. Lui qui a déjà récolté quarante-cinq prix (dont le lion d’or 2013 à la Mostra de Venise) pour les cinq documentaires qu’il a jusqu’ici réalisés, est en train de mixer son sixième, « Fuocoammare » (« la Mer en feu »), qui sera projeté le 13 février au Festival de Berlin (et sortira en France en avril). Sur son écran, on entrevoit l’île de Lampedusa, ce lieu privilégié des drames liés aux « invasions » migratoires, qui offre désormais le spectacle, ô combien répétitif, du désespoir.
Lampedusa et ses 20 kilomètres carrés sont le dernier écueil européen avant les côtes africaines. C’est ici qu’ont fait naufrage 400 000 désespérés en vingt ans. 400 000 désespérés et près de 15 000 morts, qui incarneront pour toujours la responsabilité de l’Occident face à une tragédie d’ampleur biblique. « J’ai débarqué il y a un an et demi dans l’île avec dans la tête ces images d’invasion, d’île ghettoïsée cernée par les populations subsahariennes, de concentré de tous les malheurs du monde. Non sans une certaine perplexité et une certaine irritation contre le spectacle que je croyais trouver. » Rosi loue alors une chambre sur le port, se met à vivre comme les autochtones et comprend vite qu’ils ont le même rejet instinctif que lui pour un « cliché qui ne les représente pas », celui de l’« invasion ». Un cliché qui ne les regarde même pas.
Ayant chopé une vilaine grippe dès son arrivée, Rosi se fait soigner par un médecin de l’île, celui-là même qui examine et écoute les migrants depuis deux décennies avant de les expédier dans un centre d’accueil. Cet homme providentiel lui confiera une clé USB sur laquelle il a enregistré ses auscultations rapprochées de la misère du migrant. Il deviendra un de ses personnages. Car, au fil de son séjour de dix-huit mois, notre cinéaste sélectionne des personnalités symboliques, cinq en tout, qui parcourront son film. En plus du médecin, on y trouve une grand-mère paisible qui fait son lit ou pèle des patates tout en écoutant, imperturbable, le dernier bulletin de sauvetage de 60 migrants ; un ado de 12 ans appelé Samuele, qui apprend l’anglais tout en fabriquant des frondes ; un amateur de plongée sous-marine à la recherche d’oursins (les fameux oursins de Lampedusa) ; et pour finir un DJ onirique habitué à transmettre aussi bien les chansons préférées des Lampédusains et les petits messages d’intérêt local (du genre « Bon anniversaire papa Riccardo », ou « Bravo pour ton examen, figlio mio ! »), que les appels à l’aide des naufragés et les conseils des sauveteurs (« “Don’t move”, ne bougez pas, ne faites pas basculer la barque »). Telle est la principale découverte du cinéaste Rosi : les habitants de Lampedusa, pas les migrants. Des habitants ni pleurnichards, ni voyeurs, ni pathétiques, qui mènent leur vie de toujours, en sauvegardant précieusement leur quotidien d’insulaires, habitués à vivre de, par et dans la mer. Qui ne se sentent ni spécialement héroïques, ni spécialement accueillants, ni spécialement victimes de tragiques événements qui dépasseraient leur entendement. Un Lampédusain a tranquillement dit à Rosi : « Nous sommes un peuple de pêcheurs qui accueille à bras ouverts tout ce qui vient de la mer. » Point à la ligne.
Cette phrase est devenue le leitmotiv du film. Mais, quand on demande à Rosi si son cinéma est un cinéma de dénonciation, qu’on pourrait qualifier de civique ou de politique, il répond : « Je filme des individus aux prises avec une tragédie continue qui est devenue une sorte de normalité. Je suis habitué à cibler les “boatmen” indiens, les narcos, les prolos romains. J’aime entrer dans des situations fortes et réelles, mais en rompant les conventions du récit documentaire. » Opération réussie, si l’on en juge par les bouts de pellicule que le producteur Roberto Cicutto a montrés aux journalistes. Cinéaste cosmopolite né en Erythrée, ayant vécu à Istanbul, Rome et New York, Gianfranco Rosi dit vouloir seulement « raconter les invisibles », et il oppose à l’Europe des barbelés et des obsessions identitaires la tranquille quotidienneté des gens de Lampedusa. Des gens de la mer. Qui valent plus que la plus articulée des démonstrations.
Comment vit-on sur l’île où 400 000 réfugiés ont fait naufrage en vingt ans ? Réponse dans “Fuocoammare”, le documentaire que l’étoile montante du cinéma italien présente au Festival de Berlin
DE NOTRE CORRESPONDANTE À ROME, MARCELLE PADOVANI