TERRORISME
Les Anonymous en guerre contre Daech
C’était en juillet dernier, et l’information est passée relativement inaperçue. La Tunisie, cinq mois avant la France, vient d’entrer en état d’urgence. Ses forces de l’ordre sont sur le qui-vive : une semaine auparavant, à Sousse, un attentat revendiqué par l’organisation Etat islamique (EI) a fait 38 morts, des touristes en majorité britanniques qui se prélassaient sur la plage d’un hôtel quand a surgi un homme armé d’une kalachnikov. Le terroriste est abattu dans les minutes qui suivent l’attaque. Plusieurs vagues d’interpellations sont lancées et médiatisées. Une opération est menée plus discrètement, le samedi 4 juillet au soir, par l’unité antiterroriste tunisienne. Elle vise une dizaine de personnes sur l’île touristique de Djerba. Pourquoi tant de discrétion alors que les autorités viennent de mettre le grappin sur une cellule de Daech qui fomentait une attaque terroriste contre le quartier de Houmt Souk, dans le nord de l’île ? Peut-être à cause de l’origine du tuyau parvenu à la police : des hackers liés aux Anonymous, ce groupe d’internautes plus ou moins doués en bidouille informatique qui se cachent derrière le masque du conspirateur anglais Guy Fawkes. « Ils ont réussi à identifier une personne sur Twitter et ont transmis son identité aux autorités », rapporte Marouen Achouri, rédacteur en chef du site tunisien Business News, qui a été le premier à révéler ces arrestations. Le commando présumé est depuis sous les verrous.
Jusque-là, les Anonymous étaient surtout connus pour être des trouble-fêtes du Net. On se souvient de leurs piratages de l’Eglise de Scientologie, de la PlayStation ou, récemment, du site du Parti socialiste. Depuis l’attentat contre « Charlie Hebdo », les voilà mobilisés contre l’EI. Avec la campagne #OpISIS, une frange d’entre eux s’est mis en tête d’aider les autorités avec les armes numériques. Comme des auxiliaires de police, ils s’emploient à lister sur les réseaux sociaux les alias censément liés au groupe djihadiste. Plus de 160 000 comptes Twitter auraient ainsi été épinglés. Depuis la mi-2015, 125 000 comptes ont été désactivés après signalement par les internautes.
Dans cette bataille, les Anonymous usent des mêmes moyens de propagande que leurs adversaires, utilisant notamment la vidéo pour mettre en scène une « guerre » contre « des vermines qui tuent les pauvres innocents ». Quand « l’Obs » tente de les joindre, ils se montrent d’abord méfiants. Il faut montrer patte blanche. Après avoir apporté la preuve de notre identité en communiquant depuis un e-mail professionnel, nous recevons des instructions pour se connecter sur un espace sécurisé de discussion instantanée. L’affichage est sommaire. Seul du texte blanc sur fond noir s’affiche, et les participants ne sont désignés que par des pseudonymes. Celui qui se fait appeler « Se7en », particulièrement actif dans la lutte contre Daech, explique finalement dans un anglais parfait que les Anonymous font « supprimer chaque jour environ 1 000 comptes liés à Daech sur les réseaux sociaux. Et nous attaquons des douzaines de sites. L’idée est d’entraver ses campagnes de propagande et ses efforts pour recruter ».
Les trublions du web semblent pleinement s’inscrire dans la « guerre totale » plusieurs fois mise en avant ces dernières semaines par le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve. « Il y a entre 500 et 1 000 personnes qui participent aux actions contre Daech, avance Se7en, sans que ce chiffre puisse être vérifié. Et nous continuerons jusqu’à ce qu’ils aient disparu. » Pas sûr que cela effraie les intéressés. Dans une vidéo diffusée en novembre dernier, l’Etat islamique ironise sur l’efficacité des Anonymous et les traite d’« idiots ». Après s’être introduit sur les forums de discussions cryptées de l’application Telegram, « l’Obs » interpelle un sympathisant de Daech sur Twitter. Craignant d’abord avoir affaire à « un espion d’Interpol », il accepte finalement de répondre à quelques questions. « Les Anonymous ont échoué dans leur croisade. Pour nous, ce ne
sont que des chiens anonymes », lance-t-il rapidement, avant de voir son compte bloqué, vraisemblablement signalé par… les Anonymous.
Les listes de suspects fournies par les hackers se révèlent parfois brouillonnes ou truffées d’erreurs. « De 90% à 95% des signalements ne sont pas pertinents, assure le colonel Nicolas Duvinage, chef du centre de lutte contre les criminalités numériques (C3N), qui fait partie du pôle judiciaire de la gendarmerie. Nous avons perdu énormément de temps et de ressources à analyser des comptes et messages anodins qui n’étaient en rien liés à Daech. Nous nous sommes sentis obligés d’exploiter leurs listes de comptes, pour un résultat judiciaire nul. » Ainsi, des personnes se sont retrouvées assimilées à Daech du simple fait qu’elles publiaient des messages en langue arabe, d’autres parce qu’elles étudiaient l’EI. Pis, certains détenteurs de comptes suspects discrètement surveillés par la police comprennent à cause des Anonymous qu’ils sont dans l’oeil du viseur. « Pour les services, cela crée de la perturbation dans les enquêtes, confirme Nicolas Arpagian, directeur scientifique à l’Institut national des Hautes Etudes de la Sécurité et de la Justice (INHESJ) et auteur de “la Cybersécurité” (PUF). D’autant que les militants de Daech rouvrent instantanément leurs comptes, sous d’autres pseudonymes. »
Face aux critiques, certains Anonymous ont décidé de prendre leurs distances en créant une force d’élite, comme le Ghost Security Group, rassemblant un nombre inconnu de hackers basés aux Etats-Unis, en Europe, au Moyen-Orient et en Asie. « Nous ne sommes plus affiliés à Anonymous, nous sommes une organisation indépendante maintenant, tient à préciser d’entrée le leader du Ghost Security Group, qui répond au pseudo de “DigitaShadow” et se présente comme un citoyen américain d’une trentaine d’années. Nous nous sommes infiltrés dans les différents réseaux de communication utilisés par l’Etat islamique et ses sympathisants, avec l’objectif de collecter un maximum de données. Et, lorsque nous découvrons des informations sur la préparation d’un attentat, nous les soumettons aux autorités. » Les hackers passent alors par Michael S. Smith II, spécialiste de l’antiterrorisme et conseiller au Congrès des Etats-Unis. Via son cabinet, Kronos, il fait le pont entre les informations collectées et les autorités de différents pays. Il explique : « Daech a mis en place la plus efficace influence en ligne jamais vue pour un groupe terroriste. Il utilise des plateformes populaires pour inciter des gens du monde entier à rejoindre sa cause. Mais il y a tellement de données qu’aucune agence gouvernementale ne peut tout analyser. C’est là qu’intervient le Ghost Security Group. »
Le groupe de hackers dit avoir ainsi permis de déjouer plusieurs attentats, notamment la fameuse attaque à Djerba de juillet dernier. DigitaShadow raconte : « Nous avons repéré des comptes de l’Etat islamique qui discutaient sur Twitter de la planification d’une attaque contre Houmt Souk, avec l’intention de tuer un maximum de touristes britanniques et juifs. Nous nous sommes introduits dans ces comptes pour déterminer leurs géolocalisations, et avons chargé Michael Smith d’alerter les autorités. » L’analyste antiterroriste confirme. « Sans doute des dizaines de vies ont-elles été sauvées », glisse-t-il. Contactées, les autorités tunisiennes n’ont pas souhaité faire de commentaires. Le journaliste tunisien Marouen Achouri assure néanmoins que le ministère de l’Intérieur a bien tenu compte de l’information, interrogeant l’une des personnes désignées, qui a « avoué la planification d’un acte terroriste » et permis l’arrestation de complices à Bizerte, Djerba, Tunis et Ben Guerdane. Le Ghost Security Group affirme aussi que d’autres actions terroristes auraient été évitées à des dates inconnues en Arabie saoudite, à New
York et contre une synagogue à Melbourne, sans vouloir donner plus de détails.
Les autorités françaises gardent à distance cette cyberguerre menée de façon désordonnée par de jeunes fans d’informatique et de réseau. Du côté de l’antiterrorisme, « il n’y a aucun rapport officiel avec les Anonymous, assure un haut responsable policier sous couvert d’anonymat. Nous regardons ce qu’ils publient, mais nous n’avons pas de lien ». Officiellement, seule est saluée la mobilisation citoyenne engagée par le biais de la plateforme du ministère de l’Intérieur Pharos : l’an dernier, 32 000 contenus de propagande ou d’apologie du terrorisme ont été signalés, donnant lieu à 90 procédures judiciaires visant des activités terroristes. Combien d’entre elles ont été initiées grâce aux Anonymous ? « Pas de commentaires », là encore. Mais des passerelles sont raisonnablement imaginables. Le vrai tabou concerne les conversions d’Anonymous vers les services de renseignement. L’opération anti-Daech pourrait en effet créer des vocations chez des jeunes gens anonymes et passionnés de la traque sur internet. Cela tombe bien : la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI) et le Service central du Renseignement territorial (SCRT) en cherchent. Ils doivent chacun recruter cinq cents personnes dans les quatre ans. Les bidouilleurs des Anonymous ont le profil.