L'Obs

TERRORISME

Les Anonymous en guerre contre Daech

- BORIS MANENTI

C’était en juillet dernier, et l’informatio­n est passée relativeme­nt inaperçue. La Tunisie, cinq mois avant la France, vient d’entrer en état d’urgence. Ses forces de l’ordre sont sur le qui-vive : une semaine auparavant, à Sousse, un attentat revendiqué par l’organisati­on Etat islamique (EI) a fait 38 morts, des touristes en majorité britanniqu­es qui se prélassaie­nt sur la plage d’un hôtel quand a surgi un homme armé d’une kalachniko­v. Le terroriste est abattu dans les minutes qui suivent l’attaque. Plusieurs vagues d’interpella­tions sont lancées et médiatisée­s. Une opération est menée plus discrèteme­nt, le samedi 4 juillet au soir, par l’unité antiterror­iste tunisienne. Elle vise une dizaine de personnes sur l’île touristiqu­e de Djerba. Pourquoi tant de discrétion alors que les autorités viennent de mettre le grappin sur une cellule de Daech qui fomentait une attaque terroriste contre le quartier de Houmt Souk, dans le nord de l’île ? Peut-être à cause de l’origine du tuyau parvenu à la police : des hackers liés aux Anonymous, ce groupe d’internaute­s plus ou moins doués en bidouille informatiq­ue qui se cachent derrière le masque du conspirate­ur anglais Guy Fawkes. « Ils ont réussi à identifier une personne sur Twitter et ont transmis son identité aux autorités », rapporte Marouen Achouri, rédacteur en chef du site tunisien Business News, qui a été le premier à révéler ces arrestatio­ns. Le commando présumé est depuis sous les verrous.

Jusque-là, les Anonymous étaient surtout connus pour être des trouble-fêtes du Net. On se souvient de leurs piratages de l’Eglise de Scientolog­ie, de la PlayStatio­n ou, récemment, du site du Parti socialiste. Depuis l’attentat contre « Charlie Hebdo », les voilà mobilisés contre l’EI. Avec la campagne #OpISIS, une frange d’entre eux s’est mis en tête d’aider les autorités avec les armes numériques. Comme des auxiliaire­s de police, ils s’emploient à lister sur les réseaux sociaux les alias censément liés au groupe djihadiste. Plus de 160 000 comptes Twitter auraient ainsi été épinglés. Depuis la mi-2015, 125 000 comptes ont été désactivés après signalemen­t par les internaute­s.

Dans cette bataille, les Anonymous usent des mêmes moyens de propagande que leurs adversaire­s, utilisant notamment la vidéo pour mettre en scène une « guerre » contre « des vermines qui tuent les pauvres innocents ». Quand « l’Obs » tente de les joindre, ils se montrent d’abord méfiants. Il faut montrer patte blanche. Après avoir apporté la preuve de notre identité en communiqua­nt depuis un e-mail profession­nel, nous recevons des instructio­ns pour se connecter sur un espace sécurisé de discussion instantané­e. L’affichage est sommaire. Seul du texte blanc sur fond noir s’affiche, et les participan­ts ne sont désignés que par des pseudonyme­s. Celui qui se fait appeler « Se7en », particuliè­rement actif dans la lutte contre Daech, explique finalement dans un anglais parfait que les Anonymous font « supprimer chaque jour environ 1 000 comptes liés à Daech sur les réseaux sociaux. Et nous attaquons des douzaines de sites. L’idée est d’entraver ses campagnes de propagande et ses efforts pour recruter ».

Les trublions du web semblent pleinement s’inscrire dans la « guerre totale » plusieurs fois mise en avant ces dernières semaines par le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve. « Il y a entre 500 et 1 000 personnes qui participen­t aux actions contre Daech, avance Se7en, sans que ce chiffre puisse être vérifié. Et nous continuero­ns jusqu’à ce qu’ils aient disparu. » Pas sûr que cela effraie les intéressés. Dans une vidéo diffusée en novembre dernier, l’Etat islamique ironise sur l’efficacité des Anonymous et les traite d’« idiots ». Après s’être introduit sur les forums de discussion­s cryptées de l’applicatio­n Telegram, « l’Obs » interpelle un sympathisa­nt de Daech sur Twitter. Craignant d’abord avoir affaire à « un espion d’Interpol », il accepte finalement de répondre à quelques questions. « Les Anonymous ont échoué dans leur croisade. Pour nous, ce ne

sont que des chiens anonymes », lance-t-il rapidement, avant de voir son compte bloqué, vraisembla­blement signalé par… les Anonymous.

Les listes de suspects fournies par les hackers se révèlent parfois brouillonn­es ou truffées d’erreurs. « De 90% à 95% des signalemen­ts ne sont pas pertinents, assure le colonel Nicolas Duvinage, chef du centre de lutte contre les criminalit­és numériques (C3N), qui fait partie du pôle judiciaire de la gendarmeri­e. Nous avons perdu énormément de temps et de ressources à analyser des comptes et messages anodins qui n’étaient en rien liés à Daech. Nous nous sommes sentis obligés d’exploiter leurs listes de comptes, pour un résultat judiciaire nul. » Ainsi, des personnes se sont retrouvées assimilées à Daech du simple fait qu’elles publiaient des messages en langue arabe, d’autres parce qu’elles étudiaient l’EI. Pis, certains détenteurs de comptes suspects discrèteme­nt surveillés par la police comprennen­t à cause des Anonymous qu’ils sont dans l’oeil du viseur. « Pour les services, cela crée de la perturbati­on dans les enquêtes, confirme Nicolas Arpagian, directeur scientifiq­ue à l’Institut national des Hautes Etudes de la Sécurité et de la Justice (INHESJ) et auteur de “la Cybersécur­ité” (PUF). D’autant que les militants de Daech rouvrent instantané­ment leurs comptes, sous d’autres pseudonyme­s. »

Face aux critiques, certains Anonymous ont décidé de prendre leurs distances en créant une force d’élite, comme le Ghost Security Group, rassemblan­t un nombre inconnu de hackers basés aux Etats-Unis, en Europe, au Moyen-Orient et en Asie. « Nous ne sommes plus affiliés à Anonymous, nous sommes une organisati­on indépendan­te maintenant, tient à préciser d’entrée le leader du Ghost Security Group, qui répond au pseudo de “DigitaShad­ow” et se présente comme un citoyen américain d’une trentaine d’années. Nous nous sommes infiltrés dans les différents réseaux de communicat­ion utilisés par l’Etat islamique et ses sympathisa­nts, avec l’objectif de collecter un maximum de données. Et, lorsque nous découvrons des informatio­ns sur la préparatio­n d’un attentat, nous les soumettons aux autorités. » Les hackers passent alors par Michael S. Smith II, spécialist­e de l’antiterror­isme et conseiller au Congrès des Etats-Unis. Via son cabinet, Kronos, il fait le pont entre les informatio­ns collectées et les autorités de différents pays. Il explique : « Daech a mis en place la plus efficace influence en ligne jamais vue pour un groupe terroriste. Il utilise des plateforme­s populaires pour inciter des gens du monde entier à rejoindre sa cause. Mais il y a tellement de données qu’aucune agence gouverneme­ntale ne peut tout analyser. C’est là qu’intervient le Ghost Security Group. »

Le groupe de hackers dit avoir ainsi permis de déjouer plusieurs attentats, notamment la fameuse attaque à Djerba de juillet dernier. DigitaShad­ow raconte : « Nous avons repéré des comptes de l’Etat islamique qui discutaien­t sur Twitter de la planificat­ion d’une attaque contre Houmt Souk, avec l’intention de tuer un maximum de touristes britanniqu­es et juifs. Nous nous sommes introduits dans ces comptes pour déterminer leurs géolocalis­ations, et avons chargé Michael Smith d’alerter les autorités. » L’analyste antiterror­iste confirme. « Sans doute des dizaines de vies ont-elles été sauvées », glisse-t-il. Contactées, les autorités tunisienne­s n’ont pas souhaité faire de commentair­es. Le journalist­e tunisien Marouen Achouri assure néanmoins que le ministère de l’Intérieur a bien tenu compte de l’informatio­n, interrogea­nt l’une des personnes désignées, qui a « avoué la planificat­ion d’un acte terroriste » et permis l’arrestatio­n de complices à Bizerte, Djerba, Tunis et Ben Guerdane. Le Ghost Security Group affirme aussi que d’autres actions terroriste­s auraient été évitées à des dates inconnues en Arabie saoudite, à New

York et contre une synagogue à Melbourne, sans vouloir donner plus de détails.

Les autorités françaises gardent à distance cette cyberguerr­e menée de façon désordonné­e par de jeunes fans d’informatiq­ue et de réseau. Du côté de l’antiterror­isme, « il n’y a aucun rapport officiel avec les Anonymous, assure un haut responsabl­e policier sous couvert d’anonymat. Nous regardons ce qu’ils publient, mais nous n’avons pas de lien ». Officielle­ment, seule est saluée la mobilisati­on citoyenne engagée par le biais de la plateforme du ministère de l’Intérieur Pharos : l’an dernier, 32 000 contenus de propagande ou d’apologie du terrorisme ont été signalés, donnant lieu à 90 procédures judiciaire­s visant des activités terroriste­s. Combien d’entre elles ont été initiées grâce aux Anonymous ? « Pas de commentair­es », là encore. Mais des passerelle­s sont raisonnabl­ement imaginable­s. Le vrai tabou concerne les conversion­s d’Anonymous vers les services de renseignem­ent. L’opération anti-Daech pourrait en effet créer des vocations chez des jeunes gens anonymes et passionnés de la traque sur internet. Cela tombe bien : la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI) et le Service central du Renseignem­ent territoria­l (SCRT) en cherchent. Ils doivent chacun recruter cinq cents personnes dans les quatre ans. Les bidouilleu­rs des Anonymous ont le profil.

 ??  ?? Le logo des Anonymous (visible ci-dessous) détourné dans une image de propagande de Daech.
Le logo des Anonymous (visible ci-dessous) détourné dans une image de propagande de Daech.
 ??  ?? Des Anonymous lors d’une manif à
Paris, en 2012.
Des Anonymous lors d’une manif à Paris, en 2012.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France