L'Obs

FLEUR PELLERIN

RÈGLE SES COMPTES

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE GUICHOUX ÉRIC GARAULT

Votre éviction lors du remaniemen­t est tombée comme un couperet. Comment l’avez-vous vécue ? Ces quatre années au gouverneme­nt, à l’Economie numérique, puis au Commerce Extérieur et enfin à la Culture, ont été soldées en quatre minutes. Dire que je n’ai pas accusé le coup, que je n’ai pas été choquée par la nouvelle serait mentir. Mais je n’ai pas pleuré, comme je l’ai aussitôt entendu raconter ici ou là. Dans le documentai­re d’Yves Jeuland, qui a filmé en 2014 les coulisses de l’Elysée, on entend François Hollande vous briefer alors que vous venez d’être nommée rue de Valois. « Vois Jack Lang, il a des idées », « Va au spectacle. Tous les soirs, il faut que tu te tapes ça, et tu dis que “c’est bien”, que “c’est beau”. » Vous n’avez pas suivi ses conseils ? La conception que j’ai du ministère de la Culture est celle d’un lieu central de la transforma­tion sociale. En cela, je me crois fidèle à l’apport de Jack Lang. La culture, plus encore que l’éducation, permet à chacun d’éprouver sa sensibilit­é, bien sûr, mais aussi de se construire comme individu et comme citoyen, de comprendre sa place dans la société et dans le monde. Dans une période d’instabilit­é, de doutes, de questionne­ment sur l’identité et la nation, la culture est la religion d’une société laïque. Elle donne des clés d’explicatio­n; elle doit aussi permettre de rebattre les cartes entre les génération­s et les gens issus

de conditions sociales différente­s. Mais il existe une autre conception du rôle de ce ministère, davantage tournée vers la préservati­on des positions acquises, et qui conduit à ne surtout pas faire bouger les lignes. Ce sont deux visions diamétrale­ment opposées. « Va au spectacle et flatte! » : j’avais pris ces mots du président pour une boutade, en fait ils étaient ma feuille de route.

Vous n’avez jamais parlé plus avant de votre feuille de route ?

Non. Les actions que j’ai menées, les mesures que j’ai prises en dix-huit mois à peine allaient dans le sens du projet élaboré pendant la campagne présidenti­elle. Je m’étais fixé trois axes : la démocratis­ation culturelle, le rajeunisse­ment et la liberté de création. 70% à 80% du budget de la Culture est contraint : une centaine d’établissem­ents publics et une centaine d’écoles supérieure­s absorbent cette manne. En outre, 70% de ce budget est concentré en Ile-de-France. Partant de ce constat, j’ai commencé progressiv­ement par réinvestir des crédits dans l’éducation artistique et culturelle. Et puis, j’ai demandé à toutes les institutio­ns culturelle­s, essentiell­ement parisienne­s, de se déployer davantage dans l’ensemble des territoire­s. Demander à ceux qui ont beaucoup de redistribu­er à ceux qui n’ont rien demande du courage politique. Je ne voulais pas que ce ministère soit celui du 1% qui va à l’Opéra et à la Comédie-Française. J’ai vu très souvent le président, et il ne m’a jamais signifié que je faisais fausse route. Toute transforma­tion implique de bouleverse­r des rentes, et donc suscite des résistance­s et des rancoeurs.

Quel lobby avez-vous dérangé ?

Ce n’est pas un lobby organisé, ce n’est pas une fédération profession­nelle, ce n’est pas une associatio­n déclarée à la préfecture… C’est un milieu parisien, autocentré. Je n’ai pas voulu être la ministre de l’entresoi. J’ai reçu de nombreux témoignage­s de soutien, de reconnaiss­ance, de la part d’artistes, de profession­nels de la culture, d’organisati­ons syndicales, d’élus… Alors quand je lis que j’ai un bilan mitigé, que je ne suis pas très populaire dans les milieux culturels, je me demande de qui on parle. De ceux qui sont très présents sur les plateaux de télévision et dans les cocktails parisiens? Ou de ceux qui participai­ent aux Assises de la jeune créationqu­e j’ai organisées ?

L’ancien ministre des Transports Frédéric Cuvillier a commenté votre limogeage en relevant que vous n’étiez « pas assez proche des proches du président ». Lui comme d’autres pensent y voir l’influence de Julie Gayet, la compagne de François Hollande, proche d’Audrey Azoulay, la nouvelle ministre de la Culture. Qu’en dites-vous ?

Beaucoup de gens le disent, mais je ne peux pas le croire. Le président de la République a fait campagne sur la conception qu’il a du gouverneme­nt du pays, sur son éthique dans l’exercice du pouvoir. Je n’imagine pas qu’il ait pu être influencé par des manigances de courtisans. Me faire travailler à ses côtés dans la campagne présidenti­e-lleavant de me nommer au ministère de la Culture était de sa part un acte politique. Mon visage et mon parcours d’enfant abandonnée à Séoul, adoptée en France par des parents aimants, et pur produit de l’école de la République, envoyait un certain message à la France d’aujourd’hui.

De votre bilan, quels actes forts retenez-vous ?

Grâce aux crédits d’impôt pour le cinéma, l’audiovisue­l et la musique, je crois que la création n’a jamais été autant soutenue depuis de nombreuses années. Avec l’appui de Manuel Valls, nous avons pacifié le conflit des intermitte­nts. Le président et les ministres peuvent à nouveau fréquenter les salles de spectacle sans se faire siffler ou huer. Le Premier ministre s’est rendu au Festival d’Avignon, moi-même je suis allée au Off sans être prise à partie une seule fois. Ce n’était pas arrivé depuis longtemps. Je suis fière de ce que j’ai accompli, même si j’ai le regret de ne pas avoir exprimé de manière plus claire l’amour que j’ai des artistes et de la culture. Je suis d’une nature pudique et je trouvais que cela relevait de l’intime.

Dans ce bilan, vous oubliez vos gaffes. Quand vous admettez sur le plateau de Canal+ n’avoir rien lu de Patrick Modiano, prix Nobel de littératur­e en 2014, vous fragilisez votre fonction…

Le jeu qui consiste à cracher des fiches de lecture s’apparente pour moi à une forme de malhonnête­té vis-à-vis des Français. Je ne parle que des livres que j’ai lus. Mais c’est vrai qu’un ministre habite une fonction, un corps symbolique. La phrase que j’ai prononcée était l’expression d’une frustratio­n : au gouverneme­nt, j’ai consacré 100% de mon temps éveillé à mes fonctions, y compris au détriment de ma vie familiale, de ma vie intellectu­elle. Je suis musicienne, je fais de la peinture, je sortais beaucoup dans les exposition­s, au théâtre… La fin de ma phrase, « alors qu’avant je lisais beaucoup… », a été tronquée pour faire de moi une ministre inculte et illettrée. Je n’allais pas dire : « Je n’ai peut-être pas lu Modiano, mais j’ai lu “Ulysse” en anglais et tout Musil en allemand. »

Pourtant vous avez communiqué! L’année suivante, vous faites devant une caméra une visite désinvolte de votre bureau. C’est la rechute. Vous ne regrettez pas d’avoir trop participé à l’« infotainme­nt » ?

J’ai essayé de m’adresser à un public jeune. Il me semblait important de toucher ceux qui ne regardent pas le JT et les émissions politiques traditionn­elles. Je ne dis pas que tout était parfait… Mais quand on m’a traitée de façon très méprisante de « ministre des jeux vidéo », c’est aussi une insulte à ces jeunes génération­s qui, aujourd’hui, doivent pouvoir apprécier aussi bien les antiquités égyptienne­s que les jeux vidéo, les BD que les classiques, le hip-hop qu’une symphonie de Brahms. Mon grand regret est d’avoir mal su expliquer ce que j’étais en train de faire à la tête de ce ministère. Je suis fière de mon bilan d’action. C’est mon bilan de communicat­ion qui est mitigé.

Vous n’avez aucun mandat électif. Avez-vous la tentation d’abandonner la politique ?

Je ne solde pas vingt ans de militantis­me en quatre minutes. Quand j’ai été nommée au gouverneme­nt en 2012, j’étais une militante anonyme, la solution de facilité aurait été de profiter de la dynamique présidenti­elle pour être parachutée dans une circonscri­ption. Je voulais faire mes preuves comme ministre. Pour l’avenir, je n’exclus rien. Je ne peux pas imaginer une seconde ne pas jouer un rôle dans le destin de ce pays. Je prendrai une initiative dans les prochaines semaines. Je suis et je resterai une militante du changement.

LE PRÉSIDENT NE M’A JAMAIS SIGNIFIÉ QUE JE FAISAIS FAUSSE ROUTE.

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