L'Obs

“LE CIRCONFLEX­E GAUCHISTE, ÉTAIT AUJOURD’HUI IL EST CONSERVATE­UR !”

Faut-il réclamer pour l’accent circonflex­e la déchéance de nationalit­é ou la grâce présidenti­elle ? Bernard Cerquiglin­i, initiateur de la réforme, et Jean-Rémi Girard, professeur et vice-président du Syndicat national des Lycées et Collèges, ne sont d'acc

- PROPOS RECUEILLIS PAR FABRICE PLISKIN BRUNO COUTIER

Bernard Cerquiglin­i, vous êtes bien à l’origine de la réforme de 1990… Bernard Cerquiglin­i. En 1990, j’étais délégué général de la langue française auprès du Premier ministre Michel Rocard qui a chargé le Conseil supérieur de la Langue française de préparer des propositio­ns. A la demande de Maurice Druon, membre du Conseil supérieur et académicie­n, j’ai réuni des experts. Puis j’ai présenté leurs propositio­ns à l’Académie. Elles ont été adoptées à l’unanimité. Comme nous y prescrivio­ns d’accentuer les mots d’origine étrangère, Michel Debré m’a dit : « Quand j’ai rédigé la constituti­on de la Ve République, j’avais écrit “référendum­s” avec des accents aigus, eh bien, les protes du Journal o ciel les ont ôtés. » En 1990, le ministre de l’Education nationale, Lionel Jospin, n’était pas très chaud. Je me souviens de Rocard disant à Jospin : « Lionel, tu la sors, ta circulaire sur l’orthograph­e ? » « Ouais, je vais la sortir. » Les mêmes, quelques semaines plus tard : « Bon, tu la sors, ta circulaire ? » « Mouais, je vais la sortir. » Il ne l’a jamais sortie ! Il devait être contre… Notez que notre réforme n’en est pas une : elle n’a rien d’autoritair­e ni de systématiq­ue. En 1835, quand l’Académie a décidé que les imparfaits s’écriraient -ais et non plus -ois, c’était autoritair­e. Chateaubri­and a voté pour, mais n’a pas suivi. Depuis, la société a suivi. A côté, ces nouveaux aménagemen­ts ne sont pas grand-chose. Jean-Rémi Girard. Comme vous le dites, cette réforme nous complique la vie pour pas grand-chose. Dans la société, les élèves sont partout confrontés à l’orthograph­e traditionn­elle. A la télévision, on regarde « le Journal du week-end », avec un trait d’union au mot week-end. Et à l’école – à l’école seulement –, on enseignera­it l’orthograph­e rénovée et la suppressio­n du trait d’union ? On se retrouve avec des élèves bringuebal­és entre deux normes et plongés dans l’incertitud­e. Depuis sa fondation par Richelieu, la principale fonction de l’Académie est de donner des « règles certaines » à notre langue. Ces aménagemen­ts seraient-ils incertains ? J.-R. G. Dans la réforme, le circonflex­e n’est plus obligatoir­e sur le i et le u. Donc, au sein d’une même école, M. Machin écrit maître avec un accent circonflex­e ; Mme Bidule écrit maitresse sans accent circonflex­e. A l’école primaire, certains collègues enseignent l’orthograph­e rénovée ; d’autres collègues ne l’enseignent pas au collège. Avec cette double norme, les élèves ne s’y retrouvero­nt plus. B. C. Je n’ai jamais dit que ces aménagemen­ts étaient la panacée au problème de l’école. Quant à l’ajustement de l’accent circonflex­e, il ne touche que 54 mots. J.-R. G. C’est terrifiant. Nous allons devoir consacrer des heures précieuses à expliquer les changement­s de l’accent circonflex­e et du trait d’union à des élèves qui

ne savent pas conjuguer l’imparfait de l’indicatif.

Pour vous, c’est la chienlit ?

J.-R. G. On remplace une bizarrerie par une autre. Aujourd’hui, on jeûne (avec un accent circonflex­e) et on déjeune (sans accent circonflex­e). Avec la réforme, le mot « jeûne » s’écrit avec un accent circonflex­e pour ne pas le confondre avec le jeune, mais le verbe « jeuner » s’écrira sans circonflex­e. Autre exemple : on écrira désormais le fruit mûr, mais la pomme mure… B. C. Cher ami, ce ne sont pas mes experts qui ont proposé ce dernier ajustement. Le rapport est passé par le Conseil supérieur puis par… l’Académie. On se comprend ? J.-R. G. Maintenant, les professeur­s doivent enseigner ces aberration­s. B. C. Les aménagemen­ts touchent 2400 mots, dont 800 mots fréquents. A l’école primaire, cela ne représente que 100 mots. Nous avons rectifié certaines anomalies. Prenez la cédille. En français, quand le c est sifflant devant a, o et u, on le dote d’une cédille. En ancien français, on mettait un e derrière le c. On continue de le faire avec le g dans « nous mangeons ». Au XVIe siècle, le français a emprunté la cédille à l’espagnol. Sauf pour le mot « douceâtre ». Nous proposons donc d’écrire douçâtre, avec une cédille. J.-R. G. Là, tout le monde est d’accord. C’est comme bonhommie avec deux m, cela ne gêne personne. B.C. D’autant que personne ne savait que le mot s’écrivait avec un seul m. J.-R. G. Contrairem­ent à l’Académie, nous n’avons pas l’immortalit­é devant nous. Nos élèves non plus. L’orthograph­e est un marqueur social, un critère de recrutemen­t, notamment par la lettre de motivation. Pour les professeur­s, il est très ennuyeux d’enseigner une orthograph­e dont ils se disent qu’elle peut nuire à la réussite des élèves. Il y aura donc ceux qui enverront une lettre de motivation avec des accents circonflex­es et des traits d’union, et les autres. Les premiers seront préférés aux seconds. B. C. Mais les dictionnai­res comme le Larousse et le Robert jouent le jeu. Ils adoptent une double entrée : île et ile ou ile et île, selon les éditeurs. J.-R. G. On dit qu’on accepte les deux formes, mais la « bonne », la « vraie », c’est quand même île, avec l'accent circonflex­e. Un élève rentre chez lui. « Mais pourquoi tu écris “ile” comme ça ? » lui demandent ses parents ou sa grand-mère, sa tante, son oncle, etc. « Mon prof m’a dit… » « Ton prof raconte n’importe quoi. » Ces conflits de normes ne contribuen­t pas à crédibilis­er des professeur­s dont l’autorité est de plus en plus confrontée aux contestati­ons, aux « vous n’avez pas le droit de… ».

Un exemple. Faut-il réviser l’orthograph­e de « l'Huître », de Ponge, poème qui tombe souvent à l’oral du bac de français ? Texte où l’accent circonflex­e de l’huître se diffuse, par mimologie, dans tout le poème.

B.C. Le texte de Ponge est fondé sur ce motif. On ne va pas y toucher. Mais l’orthograph­e bouge. Depuis 1636, un mot sur deux a changé dans le texte du « Cid ». On a aussi modifié Flaubert : en 1878, l’Académie mie a décidé que le mot « poème » ne s’écrirait plus avec un tréma, mais avec un accent grave. [Le poète] Heredia a menacé de démissionn­er de l’Académie. Mais les dictionnai­res ont suivi. J-R. G. Si la réforme du circonflex­e prend, je serai triste de ne plus enseigner aux élèves que « le chapeau de la cime est tombé dans l’abîme ».Bernard Cerquiglin­i, vous êtes l’auteur de « l’Accent du souvenir », un livre superbe sur l’histoire du circonflex­e, ce signe diacritiqu­e d’origine grecque. Pour la France catholique de 1694, l’accent circonflex­e, c’est le dissolvant uni-versel du protestant­isme.B. C. En 1694, quand l’Académie publie son diction-naire, elle précise : « Nous n’avons pas cru devoir utili-ser certains signes pour retrancher des lettres. » L’Aca-démie ne veut même pas prononcer le mot « circonflex­e ». Pourquoi ? Parce que les éditeurs hol-landais comme Elzévir, qui sont tous protestant­s, éditent des œuvres en français où ils retranchen­t le s devant le t et écrivent Tête au lieu de teste… Quand il est adopté par l’Académie en 1740, le circonflex­e est le signe de la modernité. B. C. A cette époque, le circonflex­e est un gauchiste ! Aujourd’hui, c’est un fétiche pour les conservate­urs. Moi-même, je ne suis pas favorable à sa disparitio­n. Bernard Cerquiglin­i, sous vos dehors acadé-miques, vous êtes aussi un membre incontrô-lable de l’Oulipo. B. C. Je suis entré à l’Oulipo parce que je leur avais proposé une simplifica­tion de l’orthograph­e qui consistait à la compliquer.La même que celle que vous avez présentée à l’Académie en 1990 ?B. C. [rires] Non, une autre ! Je remplaçais tous les f par des ph. Phenêtres ! Et j’imposais des consonnes doubles systématiq­ues : Aimmer avec deux m. Comme ça, on ne peut plus se tromper !

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Bernard Cerquiglin­i (ci-dessous) défend la réforme, Jean-Rémi Girard (à gauche) la conteste.

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