Le fantôme d’Eylau
OUTRE-TERRE, PAR JEAN-PAUL KAUFFMANN, ÉDITIONS DES ÉQUATEURS, 336 P., 21,90 EUROS.
Enlevé par le Djihad islamique à Beyrouth il y a trente ans, libéré après trois ans de captivité, Jean-Paul Kau mann n’aime pas, écrit-il ici, qu’on le voie comme un ex-otage. Sa séquestration fut un calvaire, et il juge que le regard des autres « l’enferme » à nouveau. Seulement voilà, les livres sont aussi têtus que les faits. Plus il écrit, et plus, tout en feignant de s’en éloigner, il revient au drame qui l’a fondé. Sa singulière bibliographie ressemble désormais à un long traité de la fuite, à un précis de disparition dans des lieux sinistres et carcéraux où le temps s’est arrêté et les portables ne passent plus. Après avoir navigué jusqu’aux îles de la Désolation, partagé le mouroir venté de Napoléon à Sainte-Hélène, exploré les ruines lettones et les carcasses rouillées de la Courlande, remonté la Marne « vers la patrie perdue », et sans cesse cherché ce qu’il ne pouvait trouver, Jean-Paul Kau mann est parti, en février 2007, accompagné cette fois de sa femme et de ses deux fils, pour la riante ville de Kaliningrad. Il s’agissait pour lui, à l’occasion du bicentenaire de la bataille d’Eylau, victoire à l’arraché de Napoléon que les Russes voudraient tenir aujourd’hui pour une défaite française, d’arpenter les lieux enneigés de cette tragédie historique. Plus de vingt mille soldats des deux armées périrent en e et lors d’a rontements où l’Empereur ne dut son salut qu’à la légendaire charge de la cavalerie menée par Murat. A la fois reporter de guerre et bon polémologue, Jean-Paul Kau mann met en scène les forces en présence, décrit l’ampleur de la boucherie, laisse même accroire qu’il fait ce voyage d’hiver pour donner une réponse définitive à la question de savoir qui, le 8 février 1807, a vraiment gagné et comment.
Or ce n’est pas à Napoléon qu’il s’intéresse le plus. L’homme qu’en vérité il recherche n’a pas existé. Ce personnage de papier, imaginé par Balzac, c’est le Colonel Chabert, donné pour mort à Eylau, qui retrouve dix ans plus tard le Paris de la Restauration, découvre qu’il a tout perdu : sa femme, sa fortune, son identité, sa vie, et finit ses jours dans la misère et un hospice. Au milieu de paysages lugubres opacifiés par les brouillards et figés par le froid sibérien, un revenant part à la rencontre d’un revenant. Malgré l’humour avec lequel l’écrivain relate les reconstitutions de la bataille avec des figurants, ce dialogue d’outreterre serre la gorge entre le survivant du Liban, qui s’est senti « inopportun » après sa libération, et le rescapé d’Eylau, qui préfère in fine retourner chez les morts. De Chabert, Balzac dit qu’il est a ecté du « spleen du malheur ». Une maladie qui a épargné Jean-Paul Kau mann, mais contre laquelle il n’est toujours pas vacciné.