“RIEN N’EST PLUS COMPLIQUÉ QUE DE SIMPLIFIER…”
Fin connaisseur de la langue et auteur d’un “Traité de la ponctuation française”, le verbicruciste de “l’Obs” s’interroge : de quoi la réforme de l’orthographe est-elle le nom ?
Il ne s’agit pas d’une réforme, a écrit l’ine able Maurice Druon en 1990, mais d’une série de « rectifications », comme la guerre d’Algérie ne fut qu’une suite d’« événe- ments ». Il faut donc croire que notre orthographe avait besoin d’être « rectifiée », comme certaines banlieues d’être « Karchérisées ». Langue très ancienne, le français est plein de protubérances, d’excroissances disgracieuses, de cicatrices. Trop de choses qui dépassent, de bizarreries, d’incohérences. Notre époque aime ne voir qu’une tête, bien lavée, dedans et dehors. Depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), qui institua la langue française langue o cielle, et ceci pour quelques siècles, jusqu’à ce qu’une ministre déjà oubliée quoique durablement toxique, Geneviève Fioraso, donne un coup de canif insouciant dans ce parchemin en autorisant l’enseignement universitaire en anglais, le français avait déjà été souvent secoué par des décisions venues d’en haut (le roi, l’Académie), ou d’à côté : n’estce pas un imprimeur (Tory, en 1529) qui a introduit les accents, la cédille et l’apostrophe ? Comme ce graveur vénitien, Gri o, qui a inventé l’italique pour caser plus de caractères sur une ligne, les « réformateurs » modifièrent l’orthographe pour gagner de la place, ou du temps, confirmant ou non l’évolution phonétique : bestia > beste > bête, quatre lettres au lieu de six. Le problème de l’orthographe, c’est que son histoire est chaotique et cahoteuse. Elle influence la prononciation, et la prononciation l’influence ; elle est libre et figée, appartient à tous et à personne ; un circonflexe peut être la trace d’un s ancien, ou la trace de rien du tout ; ici cohérente, là complètement idiote ; contradictoire jusqu’à l’exaspérant ; amusante et décourageante ; indispensable et gratuite ; de pure convention et d’une imparable logique. Elle s’est éloijours gnée du phonétisme, y est revenue, et puis s’en est écartée, pour mieux s’en repentir ensuite. Presque toujours les dictionnaires ont imposé leurs choix : en 1718, celui de l’Académie introduit le j et le v, des lettres « étymologiques » disparaissent, d’autres surviennent (le g de doigt, qui rappelle digitus, le l d’odieulx). Dans l’édition suivante, c’est un tiers des orthographes qui sont bouleversées. Mais il faut attendre 1836 pour que les -ois et -oit deviennent -ais et -ait (il étoit > il était), au grand plaisir posthume de Voltaire, qui avait tenu pour une orthographe très phonétique. Gagner de la place, simplifier, presque tou– mais parfois compliquer à plaisir (le fameux ph de nénuphar, mis là pour faire chic). La cohérence est une invention récente : sous Louis XIV, on pouvait trouver, sur la même scène, des acteurs en toge romaine, d’autres en perruque et costume de cour ; certains qui « chantaient » le vers, d’autres qui le disaient comme vous et moi. Nul n’était choqué. Il faudrait prouver que la cohérence est préférable, mais nul n’y est jamais parvenu.
Toujours est-il que c’est l’abbé d’Olivet, académicien du e siècle, qui fixa notre orthographe. Il était franccomtois, né à Salins. Quoique violemment opposé aux accents régionaux, il prononçait le français comme on le faisait en Franche-Comté. Il disait « nous aimâmes », avec un a long. Il a donc ajouté le circonflexe pour l’allonger. Ce circonflexe n’a aucune autre raison d’être, mais celui de « vous aimâtes », lui, est étymologique. Notre orthographe est donc franc-comtoise, et ne prétend parfois qu’à une cohérence très limitée. Et voilà pourquoi votre fille est muette.
Cet abbé d’Olivet disait : « Peut-être y a-t-il des défauts dans l’ancienne orthographe ; mais, à la bouleverser comme on voudrait faire aujourd’hui, il y en aurait encore de plus grands. » (C’est Littré qui le cite, ce Littré qui fit en vingt ans un dictionnaire tenant en 400 000 pages manuscrites.) Et c’est bien la question. Depuis qu’on réforme l’orthographe, les mêmes camps se battent, avec les mêmes armes. C’était très bien avant, disent les
uns ; ce sera mieux après, disent les autres ; entre les deux : la masse de ceux qui ne savent pas ce qu’est l’orthographe. Peutêtre la question est-elle mal posée. Plutôt que de mettre aux prises ceux qui sont pour et ceux qui sont contre, les « vieux cons » et les « modernes », il serait plus fécond de s’adresser à ceux qui l’ont conçue, et de la formuler ainsi, d’une double manière : pourquoi voulez-vous la « rectifier », et comment le faites-vous ? Deux questions impitoyables.
“J’AI CRIT…”
Pourquoi la rectifier ? Parce que l’orthographe est difficile pour les enfants et les étrangers. Difficile à enseigner, difficile à apprendre. Ce qui fait quatre raisons. Sont-elles suffisantes ? Certes non. Calculer la dérivée de la somme de deux fonctions déri-vables n’est pas facile du tout. Va-t-on prétendre pour autant qu’à partir d’aujourd’hui les fonctions ne seront plus dérivables ? Qu’on n’aura plus à enseigner ni à apprendre que (u+v)’ = u’+v’ ? Ce qu’on fait pour les dis-ciplines scientifiques, ne peut-on le faire pour la langue que nous parlons et écrivons toute la journée ? Ques-tions de méthode ? Sans doute… Pourquoi certains d’entre nous ont-ils une orthographe sûre, et certains autres, une désastreuse ? On prétend à bon droit qu’une mauvaise orthographe est « discriminante ». Bien sûr : c’est pour cela que, au lieu de nier l’existence du pro-blème qu’elle pose, il faut lui apporter la plus grande atten-tion, l’enseigner parfaitement, la faire travailler intensivement, de manière que tous la pos-sèdent. Il est vrai que ce type de raisonnement n’a pas cours dans la « droite socialiste », selon l’expression de Frédéric Lor-don. Il suffit qu’une gamine insignifiante décide du haut de son ministère que les classes bi- langues doivent être suppri-mées non parce qu’elles sont mauvaises, mais parce qu’elles sont trop bonnes, pour que quelques recteurs d’académie particulièrement soumis lui obéissent.
Cela dit, est-ce l’orthographe qui est difficile, ou le français ? Tout le monde en France parle le français (certes avec plus ou moins de pureté), et les étran-gers peuvent bien faire l’effort de l’apprendre, comme nous apprenons des langues difficiles dont nous avons besoin, le chinois ou l’arabe. Font-ils beaucoup de fautes d’ortho-graphe ? Certes, mais nous les leur pardonnons volontiers, d’autant que nous en faisons beaucoup nous-mêmes. Per-sonne dans notre pays, absolu-ment personne, ne la sait tout à fait (ne serait-ce que faute de règles établies dans tous les cas). L’orthographe, il y a des concours pour cela : cuissot ou cuisseau, rhodophycée ou rodho-phycée… Par ailleurs, il faut éta-blir une stricte distinction entre l’orthographe d’usage (la façon d’écrire les mots) et la gramma-ticale (la façon de les écrire dès lors qu’ils sont fléchis : employés dans une phrase, mis au pluriel, conjugués, accordés).L’orthographe d’usage est affaire de pratique, de mémoire visuelle. Une fois qu’on a vu écrit rythme cent fois, on sursaute quand on constate que Baudelaire l’écrit rhythme. Les fautes d’accord courantes sont affaire d’attention, de bonne volonté. Mais les profes-seurs de collège et de lycée n’en sont pas là, et de loin. Leurs angoisses portent sur un défaut infiniment plus grave, qui est la nature grammaticale des mots : « Je prends m’ont temps », « quelque soit son âge », « j’ai crit au tableau », et ainsi de suite. A cet égard, il ne fait pas de doute que ce n’est pas l’orthographe qu’il faut réfor-mer, mais l’enseignement du français. Notre ex-ministre de la Culture Fleur Pellerin disait sur BFM à propos de Jacqueline Sauvage : « Je serais soulagée si une certaine clé-mence pouvait être prononcée à son encontre. » Ce qui peut être vu comme le signe d’une faillite de l’enseignement du français, fût-il dispensé à l’ENA. Il est donc vraisemblable que les pro-fesseurs de français s’en battent l’œil, de cette réforme : ils ont suffisamment de pain sur la planche avec le verbe avoir. Pour résoudre les vraies dif-ficultés, il faudrait revenir à la dictée quotidienne, à l’analyse grammaticale (le fameux « nature-et-fonction ») et à l’analyse logique (désossage syntaxique de la phrase). Ou bien alors réformer la langue française, difficile par nature, dans sa totalité. Et cela, même la grande, l’admirable, la vision-naire Najat Vallaud-Belkacem ne le pourrait pas. Ni la réfor-mer, ni la laisser en l’état :