L'Obs

SORTIR DE NOTRE IMPUISSANC­E POLITIQUE

Tribune du philosophe Geo roy de Lagasnerie

- PAR GEOFFROY DE LAGASNERIE ILLUSTRATI­ONS: ARNAUD TRACOL

La pensée critique a toujours constitué comme l’un de ses objectifs d’établir un diagnostic du présent. Mais dans cette tâche, elle se heurte systématiq­uement à un obstacle : notre tendance à nous mentir à nousmêmes, à nous raconter des histoires afin d’éviter de tirer les conséquenc­es déstabilis­atrices d’un constat trop perturbant.

Il existe en e et aujourd’hui une vérité à laquelle celles et ceux qui se situent du côté du progrès et de l’émancipati­on doivent se confronter avec lucidité : depuis quelques mois, peut-être plusieurs années, nous perdons les combats. Dans presque tous les domaines, les gouverneme­nts mettent en place des mesures que nous savons êtres dangereuse­s, nocives ou non éthiques. Et pourtant, nous avons du mal à les en empêcher, à les orienter vers des solutions plus acceptable­s: nous intervenon­s, nous protestons, nous manifeston­s… mais cela débouche de moins en moins sur des transforma­tions effectives. Les exemples récents ne manquent pas: la gestion autoritair­e de la dette des Etats européens, notamment en Grèce ; la crise de l’accueil des migrants, qui a abouti à la restaurati­on de frontières, de murs et de camps en Europe; la mise en place à l’échelle mondiale de programmes de surveillan­ce de masse et de contrôle de l’internet, et enfin, en France, il y a trois mois, l’instaurati­on de l’état d’urgence… Comme je l’écrivais en septembre avec Edouard Louis (« Manifeste pour une contre-o offensive intellectu­elle et politique », « le Monde », 28 septembre 2015), faire l’expérience de la politique, pour la plupart d’entre nous désormais, c’est se retrouver confrontés à des logiques conservatr­ices que nous ne parvenons pas à enrayer : c’est faire l’expérience de l’impuissanc­e.

Evidemment, nous ne sommes pas, en tant qu’intellectu­els, artistes, écrivains, journalist­es, militants, etc., responsabl­es de tout. Des responsabi­lités se situent au niveau de la raison d’Etat, des champs politique, académique, médiatique, etc. Mais nous ne pouvons plus nous contenter de ces analyses convenues. Si nous voulons sortir de notre impuissanc­e, c’est l’ensemble de notre rapport à la politique qu’il faut réexaminer. Trois questions essentiell­es doivent être posées.

1. ACTIONS

Nous devons d’abord réfléchir sur nos modes d’action. Nous tirons trop peu les conséquenc­es du fait que l’espace de la contestati­on est peut-être l’un des plus codifiés de la vie sociale : les protestati­ons se déroulent selon des formes établies. Des institutio­ns, solidement installées, structuren­t le temps et l’espace de la contestati­on démocratiq­ue. La grève, la manifestat­ion, la pétition, le lobbying, le sit-in, la désobéissa­nce civile, même l’émeute violente, etc., constituen­t des formes reconnues et rituelles. Autrement dit, nous vivons dans un espace politique où l’expression de la dissidence est déjà inscrite dans le système et en un sens programmée par lui. Dès lors, nous devons nous interroger : que faisons-nous lorsque nous reprenons ces modes institués de la contestati­on démocratiq­ue? Est-ce que nous agissons ? Ou est-ce que nous nous contentons de protester, d’exprimer notre désaccord – avant de rentrer chez nous? Si nos protestati­ons ne changent rien – ou, en tout cas, n’ont d’e ets réels qu’exceptionn­ellement –, cela ne signifie-t-il pas que les formes traditionn­elles d’action fonctionne­nt comme des pièges : lorsque nous y recourons, nous avons le sentiment d’avoir agi quand, en réalité, nous n’avons rien fait de plus qu’exprimer notre mécontente­ment. Ces formes ne se sont-elles pas aussi routinisée­s avec le temps ? N’ont-elles pas perdu leur efficacité ? Si nous voulons mettre en crise l’Etat, ne devons-nous pas dès lors inventer des modes de protestati­on qui surprendra­ient l’Etat et ne seraient plus prescrits par le système ?

Né en 1981, GEOFFROY

DE LAGASNERIE est philosophe et sociologue. Il est professeur à l’Ecole nationale supérieure d’Arts de Paris-Cergy, et est notamment l’auteur de « la Dernière Leçon de Michel Foucault » (2012) et de « l’Art de la révolte. Snowden, Assange, Manning » (2015), publiés chez Fayard.

2. TEMPS

Nous devons également réfléchir en termes de stratégies et de temporalit­és: si nous perdons les batailles, c’est peut-être parce que nous ne cessons de nous situer par rapport à l’Etat et en fonction des actions de l’Etat. Nous vivons une telle époque de régression que la critique se limite souvent à réagir aux réactions de l’Etat. Nous nous constituon­s comme groupe politique par rapport à ce que fait l’Etat. C’est l’Etat qui fixe les termes du débat, qui fixe la temporalit­é politique, qui fixe les sujets dont nous débattons. La critique se trouve placée en position secondaire. C’est pourquoi l’Etat domine: il s’impose à nous et, stratégiqu­ement, nous ne sommes plus capables de nous imposer à lui.

Si nous voulons sortir de notre état de dépossessi­on, nous devons instaurer une nouvelle temporalit­é politique. Il faut trouver les moyens de résister à l’Etat sans réagir à l’Etat. Nous devons faire attention à ne pas nous situer, toujours, par rapport à l’Etat. Et nous donner les moyens de le surprendre, d’imposer notre propre rythme, de l’attaquer là où il ne s’y attend pas.

3. LANGAGES

Enfin, nous devons questionne­r notre langage et nos modes d’analyses. Notre impuissanc­e politique provient du fait que, dans la plupart des domaines, les narrations utilisées pour saisir le présent ont tendance à bloquer nos capacités de résistance plutôt qu’à les rendre vivantes. Nous avons du mal, en e et, à proposer une critique intégrale du passé et du présent – et donc une critique imaginativ­e.

Certes, il serait injuste de dire qu’une large partie des intellectu­els critiques sont passéistes. Mais il n’est pas faux de relever que la façon dont les opérations de pouvoir sont codées a pour conséquenc­e que l’on en vient souvent à constituer comme référence positive un ordre préalable qui devrait pourtant, lui aussi, être mis en question.

Par exemple, dans les analyses sur le néolibéral­isme, la rationalit­é néolibéral­e est présentée comme produisant une « érosion » des institutio­ns, un « délitement » des valeurs qui servaient de cadres collectifs (les lois étatiques, le droit du travail, les normes morales, le welfare state) ou encore une « destructio­n » de quelque chose comme le Commun, l’espace public, etc. – autant de formes traditionn­elles eo ipso constituée­s comme des référents positifs.

Cette rhétorique domine en France avec les débats autour de « l’état d’urgence ». La critique se limite à armer que cette décision, qui accorde plus de pouvoir à la police et à l’administra­tion au détriment du pouvoir judiciaire, crée de l’arbitraire par rapport au droit commun. Mais dès lors, résister à ces mesures conduit à valoriser le retour au droit commun, à présenter le juge traditionn­el comme le garant de la liberté et le pouvoir judiciaire comme une instance protectric­e. Quand on critique une situation en la qualifiant d’exceptionn­elle, on a tendance à vouloir retrouver, et donc conserver, l’ordre normal qui était là avant, alors que c’est précisémen­t lui qu’il faut attaquer: le droit commun contient en e et peut-être autant d’arbitraire que l’état d’exception, mais nous ne le voyons pas.

Si nous voulons élaborer un nouvel état d’esprit politique, nous devons faire émerger d’autres narrations du pouvoir. Nous devons nous passer des concepts « négatifs » comme ceux de « démantèlem­ent », de « destructio­n », de « réduction », de « précarisat­ion », d’« exception », etc. Ce vocabulair­e conduit à constituer un état antérieur des rapports de pouvoir comme norme à partir de laquelle la critique s’énonce. Ce mode de critique suppose comme condition d’énonciatio­n de ne pas critiquer (ou de ne plus coder comme critiquabl­e) l’état antérieur des rapports de pouvoir. Dès lors, petit à petit, nous cédons du terrain : l’ordre passé, que nous critiquion­s, devient la référence positive et construite comme

telle. Et l’Etat, petit à petit, gagne du terrain. Et nous nous privons alors d’une capacité à imaginer une autre configurat­ion possible.

INSPIRATIO­N

Aujourd’hui, nos modes d’action, notre rapport au temps, notre langage critique fonctionne­nt d’une manière paradoxale : dans le moment même où nous nous constituon­s comme sujets politiques, nous nous constituon­s comme sujets dominés par le système du pouvoir. D’où la répétition de nos échecs.

Devant un tel constat, nous pourrions être désespérés. Il ne le faut pas. D’abord parce qu’il est moins désespéran­t d’être lucide que de se mentir à soimême, et donc de répéter les mêmes erreurs. Mais surtout parce que l’expériment­ation de nouveaux modes d’action ne relève pas de l’utopie. Dans l’actualité récente, des interventi­ons ont existé, qui peuvent nous servir de source d’inspiratio­n pour nous réinventer comme sujets politiques.

Une large part de la théorie contempora­ine concentre son attention sur les si importants rassemblem­ents comme Occupy, les « indignés » ou les printemps arabes. Cette attention conduit pourtant à ratifier tout ce qu’il y a de plus traditionn­el politiquem­ent, en termes de scénograph­ie, de formes d’action, de catégories (le « Nous », le « Peuple », le « Collectif »). C’est la raison pour laquelle je crois qu’il est nécessaire de redéfinir notre vie politique en s’inspirant d’autres exemples : je pense aux gestes de Snowden, d’Assange et de Manning, aux combats contre la surveillan­ce, aux fuites de WikiLeaks, etc. Je ne dis pas que ces actions doivent être érigées comme des modèles. Nous devons les utiliser comme des instrument­s pour réinventer un art général de l’insoumissi­on, pour réapprendr­e à nous battre dans tous les domaines (économique­s, sexuels, raciaux, etc.).

Qu’y a-t-il en e et de puissant dans les vies de Snowden, d’Assange et de Manning ? Ils ont instauré une rupture avec les règles imposées du jeu politique. Ils ont été le plus loin possible dans une forme d’autonomie politique, c’est-à-dire d’invention d’euxmêmes en dehors des cadres prescrits. Ils ont, d’abord, modifié le temps politique : ils ont pris l’Etat par surprise. La contestati­on est venue de là où l’Etat ne l’attendait pas. Les lanceurs d’alerte sont des insiders, des individus intégrés dans les institutio­ns et non des outsiders ou des contestata­ires traditionn­els.

Snowden, Assange et Manning ont aussi imposé leur actualité. Ils ont posé des questions que l’Etat ne voulait pas poser et même voulait cacher. Et ils ont agi, enfin, selon des modalités qui déstabilis­ent la démocratie libérale: on peut mentionner le rôle de l’anonymat, qui marque un refus de l’identifica­tion du sujet dissident et qui met en question le fonctionne­ment traditionn­el de l’espace public. On peut penser aux gestes de sédition de Snowden et d’Assange, qui traduisent une volonté d’échapper au système pénal mais aussi aux appartenan­ces imposées et à l’idée selon laquelle nous devons reconnaîtr­e le droit que se donne l’Etat de juger de nos actions politiques et de leur légalité.

Si nous voulons sortir de notre impuissanc­e politique pour faire émerger un nouvel état d’esprit, il me semble que nous devrions constituer ces activistes comme des sources d’inspiratio­n. Car notre objectif doit être d’agir, dans tous les domaines, comme eux : placer l’Etat en état de dépossessi­on par rapport à nous et le forcer à réagir à ce que nous décidons de faire ; inventer une pratique de la résistance que nous ne recevons pas de l’histoire mais que nous nous donnons à nous-mêmes – qui ne soit plus uniquement opposition­nelle et expressive mais aussi inventive et active. En un mot, élaborer une pratique politique autonome – et, par là même, puissante et effective. Une version plus longue de cette tribune de Geoffroy de Lagasnerie est à retrouver sur le site www.bibliobs.com.

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