L'Obs

« LA GAUCHE EST DEVENUE MOINS DÉSIRABLE »

Entretien avec Gilles Finchelste­in, directeur de la Fondation Jean-Jaurès

- PROPOS RECUEILLIS PAR RENAUD DÉLY ILLUSTRATI­ONS CHLOÉ POIZAT

La gauche est au pouvoir depuis 2012 et une grande partie de l’opinion a le sentiment qu’elle mène une politique de droite. Après quatre ans de quinquenna­t Hollande, le clivage gauchedroi­te a-t-il encore un sens ?

Dans l’opinion, le sentiment d’érosion de ce clivage ne date pas de 2013 et du pacte de responsabi­lité, mais de 1983 et du tournant de la rigueur. Ce sentiment est d’autant plus fort qu’il faut bien mesurer d’où l’on part. En 1980, point d’orgue du clivage gauche-droite, la gauche, absente du pouvoir depuis un quart de siècle, voyait dans ce clivage une forme d’absolu. Le consensus était nulle part et le clivage partout, jusque dans les goûts artistique­s : on ne pouvait aimer à la fois Montand et Sardou ! Il reste que, depuis 2012, deux des éléments les plus structuran­ts, et légitimes, du mandat de François Hollande – la priorité accordée à la compétitiv­ité des entreprise­s et la lutte contre le terrorisme – ont renforcé l’e et de brouillage. D’autant que, pour la première fois, la gauche en fait plus qu’elle n’en dit dans la lutte contre les inégalités.

Jadis, les socialiste­s parlaient plus à gauche qu’ils n’agissaient. Depuis 2012, ils ne disent plus rien. Comme s’ils avaient honte de ce qu’ils sont devenus…

Ce silence est une réalité, à tel point qu’un électeur social-démocrate bon teint se dit parfois qu’il aimerait entendre du gouverneme­nt quelque chose de gauche et du Parti socialiste quelque chose de neuf… Ce silence traduit, je crois, un désarroi intellectu­el. Par le passé, la gauche a souvent dû théoriser sa pratique à défaut de l’avoir fait avant d’accéder au pouvoir. Désormais, il s’agit de se réinventer en gouvernant. La gauche sent que son discours traditionn­el sur les inégalités par la redistribu­tion ne porte plus. Toutes les mesures fiscales et sociales du début du mandat – la taxation des revenus du capital au même niveau que ceux du travail, la création d’une tranche supérieure de l’impôt sur le revenu, ou l’augmentati­on de l’ISF – sont des marqueurs classiques de gauche. Pourtant, lorsque l’Insee a montré que ces politiques avaient réduit les inégalités pour la première fois depuis quinze ans, la gauche s’est tue. Pourquoi ? Sans doute parce qu’elle a senti que cette approche redistribu­tive la plaçait dans une impasse. Quand on fait de la compétitiv­ité une priorité, on ne peut, dans le même temps, taxer les entreprise­s pour « aller prendre l’argent là où il est ». Quand l’allergie fiscale est forte, le moindre e et redistribu­tif est jugé insupporta­ble par ceux à qui on prend quoi que ce soit, et même injuste par les autres.

Si la gauche de Valls et Macron parle plus à droite qu’elle n’agit, c’est qu’elle s’est convaincue que la réalité est de droite ?

La droitisati­on de la société est une réalité. Notre pays est en phase de repli, à l’égard des étrangers comme de l’Europe ou de la mondialisa­tion. L’élément le plus symbolique de cette droitisati­on est que, pour la première fois depuis des décennies, il y a plus de Français qui se positionne­nt politiquem­ent à droite qu’à gauche – sans compter le nombre croissant de ceux qui se positionne­nt nulle part. La gauche n’a pas disparu, elle doit se réinventer.

Que reste-t-il aujourd’hui pour définir la gauche réformiste ?

En apparence, rien n’a changé : la question de l’égalité demeure ce que Norberto Bobbio appelait « l’étoile polaire de la gauche ». Mais sa conception de l’égalité doit être complèteme­nt repensée. Il ne s’agit évidemment pas de démanteler les systèmes de solidarité, fiscaux ou sociaux, mais, dans les dix ans qui viennent, la gauche doit faire de l’égalité des chances son nouvel horizon en visant à donner à chacun les moyens de son émancipati­on. Elle ne peut pas se satisfaire d’un système éducatif qui est l’un des rares au monde dans lequel il y a plus d’inégalités à la sortie qu’à l’entrée. De même, alors que chacun va désormais devoir changer plusieurs fois de métier au cours de sa vie, elle ne peut accepter un système de formation

profession­nelle deux fois plus ouvert aux cadres qu’aux ouvriers. Si l’on ajoute les chantiers de l’emploi, de la santé ou du logement, on peut bâtir, autour de l’égalité des chances, un projet neuf, à la fois dans la fidélité aux combats passés de la gauche et en cohérence avec une politique économique visant à tirer le meilleur des talents du pays, en reconnaiss­ant le travail, le mérite, l’e ort et l’innovation.

Le titre de votre livre, c’est « Piège d’identité ». L’obsession identitair­e, c’est un piège dans lequel la gauche est tombée à pieds joints, non ?

Non. Le vrai piège aurait été d’éluder la question de l’identité et la gauche a failli tomber dedans, craignant de se hasarder sur un terrain qui n’était pas le sien et qui pouvait la diviser. Or la question de l’identité est légitime. Elle se pose partout dans le monde, y compris dans des pays économique­ment prospères, comme dans le Nord de l’Europe. Et il faut d’autant plus traiter la question de l’identité qu’elle est liée à celle de l’égalité. On ne peut pas promouvoir la quête d’égalité si on ne montre pas ce qui rassemble une société. Pourquoi poursuivre cette recherche avec ceux avec lesquels on ne partagerai­t rien ? C’est ce réflexe qui structure la dénonciati­on des « assistés » par la droite. L’égalité ne peut devenir désirable que s’il y a une identité partagée. Mais la droite, ou en tout cas une partie d’elle, porte la responsabi­lité majeure d’avoir hystérisé cet enjeu. Il s’ensuit une déformatio­n sidérante dans la perception de l’opinion. L’enquête internatio­nale sur le pourcentag­e de musulmans présents dans les pays occidentau­x montre que la France est le pays du monde où l’écart entre la réalité et la perception est le plus important : les Français pensent qu’il y a un tiers de musulmans en France ! La responsabi­lité de la gauche et, au-delà, de tous les républicai­ns, est de recréer du consensus sur cette question.

Et Hollande fait l’inverse en se ralliant à la déchéance de la nationalit­é, propositio­n venant de la droite, et même de l’extrême droite ?

Non, je ne le crois pas du tout, et je le dis alors même que j’ai exprimé mon désaccord sur la déchéance de la nationalit­é. Dans des périodes exceptionn­elles, et nous y sommes, le président de la République doit légitimeme­nt rechercher l’unité nationale. Ce qui me frappe, et les élections régionales l’ont montré, c’est que la droite évolue sur cette question de l’identité. Christian Estrosi et Xavier Bertrand ont commencé à mesurer les dégâts, y compris électoraux, de la surenchère de la droite. Elle repose sur une grave erreur d’analyse quant à la nature de l’électorat du FN. Il est beaucoup plus fidèle parce que beaucoup plus homogène que les autres. La bataille contre le FN est donc une bataille politique et culturelle de long terme. Au clin d’oeil opportunis­te sur l’identité des Républicai­ns, les électeurs du Front national ne répondent que par un bras d’honneur plein de mépris.

Les régionales ont aussi ressuscité l’idée d’une forme d’« union nationale », en particulie­r contre le chômage, un mythe que vous écartez dans votre livre, pourquoi ?

Je prône la recherche de consensus, notamment sur la laïcité et l’immigratio­n, pour « déshystéri­ser » la querelle de l’identité. Mais je pense qu’une « grande coalition à l’allemande » serait une erreur. Elle sousestime les divergence­s de fond : quand la droite réclame 100 milliards de réduction de dépenses de l’Etat, au-delà même des 50 milliards déjà engagés par le gouverneme­nt Valls, cela représente l’équivalent de la totalité des sommes allouées à l’Education nationale et à l’enseigneme­nt supérieur ; il y a donc matière à discussion sérieuse…

En outre, une telle « grande coalition » ne pourrait voir le jour qu’avec une représenta­tion proportion­nelle intégrale. On se retrouvera­it, comme sous la

IVe République, avec deux blocs exclus du pouvoir, à droite et à gauche, dont l’alliance serait impossible, et un corps central, la « grande coalition », plus ou moins important, mais qui serait le seul à pouvoir gouverner. Les électeurs ne pourraient que modifier à la marge le rapport de forces à l’intérieur de ce bloc ou carrément basculer dans le populisme. A la coalition des réformiste­s, je préfère que les réformiste­s de chacun des deux camps mènent le combat pour conquérir l’hégémonie dans leur propre camp. Le débat serait plus apaisé et plus constructi­f.

Pourtant ceux que vous appelez les populistes, le FN à droite de l’échiquier, et la gauche radicale avec Jean-Luc Mélenchon à l’autre bout, exercent une forte influence sur leurs camps. Ont-ils déjà gagné dans les têtes et les mots ?

Les populistes pèsent idéologiqu­ement et aimantent une partie du débat. C’est davantage vrai à droite, avec le FN, qu’à gauche, mais une partie de celle-ci, et notamment Jean-Luc Mélenchon, a récemment basculé dans le populisme. Il en avait déjà certains traits : la violence du ton, la brutalité du verbe. Depuis 2012, il a intégré trois éléments supplément­aires : il considère que le clivage central n’est plus le clivage gauchedroi­te, mais celui entre « le peuple et l’oligarchie » ; il s’est lui aussi doté de son bouc émissaire – l’Allemagne, prise en tant que telle, sans distinctio­n aucune – il a été jusqu’à prôner l’abstention lors de duels PS-FN au second tour. Entre cette partie de la gauche et la socialdémo­cratie, le divorce est aujourd’hui définitif. Cette gauche de la gauche considère que les temps sont très difficiles, que le rapport de forces est très défavorabl­e, et que se confronter au réel ne peut être synonyme que de trahison. Ce débat traverse d’ailleurs la plupart des gauches occidental­es : au Royaume-Uni, c’est la victoire de Jeremy Corbyn, aux Etats-Unis, c’est le duel Sanders/Clinton à la primaire démocrate, et même Syriza, en Grèce, a été rapidement traversé, une fois au pouvoir, par ce clivage qui a abouti à la scission entre Tsípras et Varoufákis.

Pourtant, huit ans après le krach financier, une crise qui aurait dû valider ses analyses, c’est la social-démocratie qui semble dépassée? Et si elle n’avait été qu’un moment de l’Histoire, une page en train de se tourner ?

La disparitio­n, ou du moins la marginalis­ation, serait possible si la situation historique rendait le coeur du combat social-démocrate obsolète. Le paradoxe, c’est que la question des inégalités se pose plus aujourd’hui qu’il y a trente ans. Ce combat pour l’égalité n’est pas derrière nous, mais devant nous. Mais la social-démocratie doit savoir s’adapter aux temps actuels pour se réinventer dans ce moment de déstructur­ation et d’attente d’autre chose de la part de l’opinion. Cela peut donc aller très vite… comme cela peut durer très longtemps

« Il y a crise lorsque le vieux ne veut pas mourir et que le neuf ne peut pas naître », disait Antonio Gramsci… Il ajoutait : « Et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Ou pas.

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