L'Obs

MONDOVISIO­N

Par Pierre Haski

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Il y a encore quatre ou cinq ans, la Turquie se pensait en puissance régionale et force de stabilisat­ion dans un environnem­ent troublé. Aujourd’hui, le pays dirigé par le « sultan » Recep Tayyip Erdogan est devenu une sorte de Dr Folamour placé au coeur d’un Moyen-Orient aux convulsion­s sanglantes. C’est surtout un voisin de la Syrie et un acteur trouble de la guerre civile, au double ou triple jeu ; mais c’est aussi un Etat membre de l’Organisati­on du Traité de l’Atlantique nord (Otan), allié des Etats-Unis.

En quelques mois, la Turquie a replongé dans sa « sale guerre » interne contre la minorité kurde du sud-est du pays, risqué une escalade majeure avec la Russie en abattant un bombardier russe qui avait traversé son espace aérien, et, dernièreme­nt, commencé à bombarder des combattant­s kurdes syriens pourtant engagés contre celui qui est théoriquem­ent leur ennemi commun, le groupe Etat islamique. Ira-t-elle plus loin ? Jusqu’à une offensive terrestre en Syrie, avec l’aide de l’Arabie saoudite et de pays du Golfe, comme elle en fait peser la menace ? Ce serait une nouvelle aggravatio­n de ce conflit qui transforme le sol syrien en théâtre d’affronteme­nts régional et internatio­nal.

Les attaques contre les Kurdes de Syrie illustrent de manière éclatante à quel point chaque belligéran­t dans ce conflit n’agit qu’avec de solides arrière-pensées. Pour Ankara, elles ne sont pas difficiles à deviner : alors que la Turquie se dit en guerre contre Daech, ses cibles sont en fait les Unités de Protection du Peuple (YPG), une émanation du Parti des Travailleu­rs du Kurdistan (PKK), l’ennemi juré d’Erdogan. Après une tentative de solution négociée, la guerre a repris l’été dernier entre l’armée turque et le PKK, ramenant la Turquie des années en arrière. Erdogan s’agace des avancées kurdes au coeur du chaos syrien : la bataille de Kobané, remportée en 2014 contre Daech par les Kurdes syriens soutenus par l’aviation américaine et les « cousins » peshmergas d’Irak, a permis aux YPG d’asseoir leur crédibilit­é de combattant­s. Dans le même temps, celles-ci maintienne­nt un accord tacite ambigu avec Damas.

Toutes les contradict­ions de ce conflit se nouent autour de ces quelques milliers de combattant­s kurdes syriens. Les Etats-Unis, désespérém­ent en quête d’alliés efficaces sur le terrain, ont choisi de s’appuyer en partie sur les YPG, auxquelles ils ont même envoyé des forces spéciales et livré discrèteme­nt des armes, comme la France. Mais la Turquie a décidé de bombarder cet autre allié des EtatsUnis dont les récentes avancées militaires en feraient un acteur incontourn­able en cas de règlement politique. Ces combattant­s kurdes ont profité de l’offensive des forces gouverneme­ntales syriennes, appuyées par l’aviation russe, l’Iran et le Hezbollah libanais, pour avancer leurs pions dans la province d’Alep.

La Turquie est tentée d’intervenir en Syrie pour créer une zone tampon le long de sa frontière commune avec ce pays, et stopper ainsi les liens entre le PKK et ses alliés syriens. Au risque d’entrer en collision avec la Russie qui défend l’« intégrité territoria­le » syrienne pour le compte de Bachar al-Assad. Que feraient les Etats-Unis ? Et l’Europe, qui compte sur la Turquie pour stopper le flot de réfugiés syriens qui ne cesse de croître ? A l’heure où l’on parle, d’un côté, d’un hypothétiq­ue cessez-le-feu, on risque, de l’autre, une escalade majeure qui ne rendra pas la paix plus proche. Qui peut l’empêcher ?

Alors que la Turquie se dit en guerre contre Daech, ses cibles sont en fait les Unités de Protection du Peuple, une émanation du Parti des Travailleu­rs du Kurdistan, l’ennemi juré d’Erdogan.

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