L'Obs

REMANIEMEN­T

Audrey Azoulay, la dernière carte du Palais

- SERGE RAFFY FRÉDÉRIC STUCIN

De son bureau de la rue de Valois, elle observe d’un oeil inquiet les colonnes aux rayures noires et blanches de son ami Daniel Buren, plantées dans la cour du ministère, comme des sentinelle­s aux aguets. Ces vigies de pierre vont-elles la protéger des mauvais génies, ces médias voraces et impitoyabl­es qui ne laissent aucun répit à leurs proies? Avec eux, pas d’état de grâce. Audrey Azoulay la discrète est désormais en première ligne. En acceptant de succéder à Fleur Pellerin, la nouvelle ministre de la Culture mesure les dangers qui la guettent. Déjà, à la soirée des Victoires de la Musique, le 12 février, elle a subi les huées d’un public qui ne savait rien d’elle. Premier avertissem­ent pour la néophyte. C’est devenu une règle : les petits nouveaux du gouverneme­nt ont droit au bizutage médiatique. Pour une tournure de phrase inappropri­ée, une maladresse, une faute de goût, un détail malencontr­eux, les tweeteurs tirent à vue. La nouvelle locataire de la rue de Valois a vu sa « copine Fleur », condiscipl­e de l’ENA, promotion Averroès (2000), « lapidée » par la Toile pour sa trop grande franchise, celle d’avoir reconnu qu’elle n’avait pas lu Patrick Modiano, Prix Nobel de littératur­e en 2014. Elle a porté cette boulette comme un boulet. L’ancienne conseillèr­e de François Hollande à l’Elysée saura-t-elle échapper à la malédictio­n Pellerin ?

Audrey Azoulay, depuis plus de quinze ans, s’est appliquée à jouer les femmes de l’ombre, dans un rôle de haut fonctionna­ire bien sous tous rapports, charmante et lisse. Pas une vague dans son parcours. Pas de cadavre dans le placard. Pas d’ennemi déclaré. Un CV quasi parfait : un master en administra­tion des affaires à l’université de Lancaster, en Angleterre ; une maîtrise de sciences de gestion à Paris-Dauphine; un diplôme de Sciences-Po, en 1997, puis l’ENA, en 2000. Dans ses biographie­s, pas un mot sur une enfance sans histoire dans la banlieue chic de l’Ouest parisien. La ministre, sans rien renier de sa famille, n’aime pas qu’on la traite de « fille de ». Pas facile d’échapper à sa filiation. Son père, André Azoulay, de nationalit­é francomaro­caine, journalist­e, économiste, après plus de vingt ans passés à la direction du groupe BNP-Paribas, est rentré au pays pour devenir conseiller du roi Hassan II, poste qu’il occupe toujours aujourd’hui auprès de Mohammed VI, mais sans la même influence. Cet homme d’une rare élégance, grand intellectu­el, ami de Shimon Peres, de Jack Lang, de François Mitterrand, fut, durant deux décennies, l’homme clé des relations Paris-Rabat. Né à Essaouira, sur la côte atlantique, âgé aujourd’hui de 75 ans, il mène un combat inlassable pour le dialogue entre les cultures dans un Maghreb confronté au fondamenta­lisme islamique. Culture et politique. La nouvelle ministre a été nourrie au lait de ces deux mondes.

Depuis sa naissance, en 1972, Audrey Azoulay passe ses vacances à Essaouira et reste profondéme­nt imprégnée par cette ville mythique, citadelle fortifiée, chargée d’histoire, surnommée la « Saint-Malo du Maroc », où vécurent Jimi Hendrix et Janis Joplin, et aussi une importante communauté juive. Aujourd’hui, il ne reste qu’une minuscule synagogue au coeur de la médina, désertée des habitants et des touristes.

LES BONNES FÉES DE L’ÉNARCHIE

C’est la face cachée de la nouvelle ministre. Juive pratiquant­e, elle assiste, effarée et inquiète, à la montée de ce nouvel antisémiti­sme en France. « Quand, en septembre dernier, l’oeuvre “Dirty Corner”, d’Anish Kapoor, a été souillée à Versailles, raconte son ami le galeriste d’art contempora­in Kamel Mennour, elle a été une des premières à venir sur place, deux heures à peine après la découverte des inscriptio­ns antisémite­s. Elle a réagi avec une célérité et une déterminat­ion qui nous a bluffés. Elle a organisé aussitôt une rencontre à l’Elysée entre Anish et le président de la République. Nous avons compris alors que, pour elle, la culture n’est pas un objet enfermé dans une bulle de verre, mais fait partie du combat politique, qu’elle est même au coeur de ce combat. Sa grande force: elle donne une impression d’humilité, de sérénité, de force tranquille. » Sous ce vernis rassurant, comment a-t-elle gravi les marches du pouvoir sans passer par la case militante? « Elle fait partie d’un réseau de femmes qui a joué un rôle très important dans son ascension, précise une de ses plus proches amies. Des hauts fonctionna­ires en tailleur qui se soutiennen­t mutuelleme­nt. Ce ne sont pas des pétroleuse­s ou des féministes hystérique­s. Audrey a bénéficié de la bienveilla­nce de ces bonnes fées de l’énarchie en jupons. » Parmi ses « marraines », celle qui a le plus compté, sans doute, est Laurence Franceschi­ni, ex-directrice adjointe du cabinet du ministre de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres, passée par le CSA. Spécialist­e du droit de l’audiovisue­l, auteur d’un ouvrage de référence sur le sujet, Laurence Franceschi­ni est un peu la « grande soeur » d’Audrey. Elle la rencontre en 2000, quand Audrey est recrutée à la direction du Développem­ent des médias, service travaillan­t sous la tutelle du Premier ministre Lionel Jospin, mais aussi du ministère de la Culture, dirigé alors par la socialiste Catherine Tasca. « Elles étaient inséparabl­es, se souvient un de leurs proches. Il y avait Laurence la blonde et Audrey la brune. Elles étaient installées dans une annexe de Matignon, au 69, rue de Varenne. Elles ont vécu au coeur de la machine qui a accompagné le bouleverse­ment du paysage audiovisue­l français, internet, le numérique… Leur réseau s’est constitué à cette époque. » Les deux femmes partagent un hobby: la natation. « A l’époque, se souvient Alain Terzian, président de l’Union des Producteur­s de Films, Audrey alignait les kilomètres à la piscine du Racing avec la régularité d’un métronome. Elle s’entraînait quasiment comme une profession­nelle. On sentait déjà cette volonté de fer chez elle, mais toujours avec la délicatess­e et l’élégance d’une princesse. Aucune arrogance, aucun mauvais goût. »

Après un passage à la chambre régionale des comptes d’Ile-deFrance, en forme de pénitence, Audrey Azoulay demande conseil à son amie Laurence. Elle hésite. Comment orienter sa carrière? Coup de chance : un poste quasiment fait pour elle vient de se libérer au CNC, le Centre national du Cinéma, alors dirigé par Véronique Cayla, aujourd’hui présidente de la chaîne Arte. Une nouvelle « marraine » la prend sous son aile. « C’était en 2006, se souvient-elle. Elle était d’un abord très simple, souriante, chaleureus­e, curieuse des autres. Elle maîtrisait, bien sûr, parfaiteme­nt les dossiers de l’audiovisue­l. Elle dégageait un calme olympien et avait une qualité rare dans nos milieux : elle ne parlait que très peu d’ellemême. Logiquemen­t, elle a vite gravi les échelons. » Cinq ans plus tard, en février 2011, Audrey Azoulay est nommée directrice générale déléguée du CNC. C’est à ce titre qu’elle effectue un voyage au Mexique qui va bouleverse­r son destin. Et lui faire croiser la route d’un certain François Hollande. En avril 2014, le président de la République effectue une visite d’Etat au pays de la tequila et des mariachis. « C’était un moment très important, rappelle Philippe Faure, diplomate chargé de l’organisati­on du voyage. François Hollande voulait rétablir des relations fortes avec Mexico, après l’épisode mouvementé de l’affaire Cassez, sous Sarkozy, qui avait sérieuseme­nt refroidi les liens entre les deux pays. Pour recoller les morceaux, il voulait mettre l’accent sur la culture, aussi bien dans les domaines du livre que du cinéma. Parmi les invités de l’Elysée, il y avait la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, Véronique Cayla, pour Arte, et, pour représente­r le CNC, Audrey Azoulay. » Autour de ces dames, il y a aussi l’actrice mexicaine Salma Hayek, mariée à FrançoisHe­nri Pinault, patron de PPR. « Tout le monde a vu qu’Audrey Azoulay avait tapé dans l’oeil du président, raconte un participan­t au voyage. Il cherchait alors à remplacer David Kessler dont il n’était pas satisfait, pour le poste de conseiller culture et communicat­ion. Elle avait le profil idéal. Il avait trouvé la perle rare. »

UNE JOCONDE À LA MAIN DE FER

Quatre mois plus tard, en septembre, une « inconnue » s’installe dans l’aile est du palais présidenti­el. Sa mission: faire connaître François Hollande dans le monde de la Culture, toujours orphelin de Jack Lang et de sa flamboyanc­e. Tâche qu’elle accomplit à sa manière : sourire de Joconde et déterminat­ion sans faille. « Main de fer et gant de velours » devient son surnom. Car elle agace certains conseiller­s élyséens qui voient, en quelques semaines, son influence grandir trop vite auprès du « patron ». Art contempora­in, théâtre, cinéma, rock, opéra, rap, la « conseillèr­e » sert de guide tout-terrain à un président peu ouvert, jusqu’alors, à ce milieu. En deux ans, au pas de charge, le retard a été rattrapé. Hollande le « techno », obnubilé par la politique et elle seule, fait son apprentiss­age « artistique » en accéléré. Le « déniaiseme­nt » est réussi. A l’Elysée, Audrey Azoulay prend de plus en plus d’importance, à tel point que « l’Obs » en fait sa couverture, en février 2015, comme représenta­nte de la « jeune garde » du président. Désormais en pleine lumière, l’ancienne conseillèr­e de la Cour des Comptes, qu’on dit proche de Julie Gayet, va devoir gérer en direct les dossiers brûlants que sont les féroces batailles de l’audiovisue­l, du numérique, mais aussi la crise du théâtre, le dossier des intermitte­nts, jamais vraiment clos. Elle doit défendre la loi « Liberté de création » au Parlement, si importante pour la préservati­on de l’exception culturelle française. La ministre va surtout tenter de rendre plus lisible la politique culturelle du président. Mais avec quels moyens, tant les caisses de l’Etat sont vides? Audrey Azoulay a un avantage sur nombre de ses prédécesse­urs: les acteurs culturels la considèren­t comme un membre de la famille. « Pour la première fois depuis Jack Lang, se rassure Alain Terzian, on a le sentiment d’avoir quelqu’un qui a été préparé depuis longtemps pour le poste. Elle a quinze ans d’expérience dans le secteur. Ce n’est pas rien. » Reste une inconnue: son engagement politique. Elle n’a jamais été encartée, ni au PS ni ailleurs. En 2006, Dominique de Villepin lui avait proposé de la rejoindre dans son cabinet, à Matignon. Sans succès. La « techno » n’est pas une apparatchi­k. Saurat-elle naviguer dans les eaux agitées des derniers mois du quinquenna­t de François Hollande ?

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