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L’indéchi rable Pavel Dourof, créateur de Telegram

- DELPHINE CUNY

Depuis qu’il a quitté la Russie au printemps 2014, poussé à l’exil après des démêlés avec le Kremlin, Pavel Dourov n’a plus d’adresse fixe. C’est un nomade qui vit entre Londres, Berlin, l’Italie, la Finlande et les Etats-Unis, « jamais plus de trois mois par an dans un pays, pour ne pas être trop dépendant d’une juridictio­n », nous confie-t-il. Exilé, mais riche : le « Mark Zuckerberg russe » – son surnom dans la presse – a vendu pour 300 à 400 millions de dollars ses parts dans VKontakte (« en contact »), le premier réseau social du pays qu’il avait créé en s’inspirant de Facebook. A l’époque, il n’avait peur de rien, ni de Poutine ni de la provocatio­n: sur son réseau, il protégeait l’identité de blogueurs opposants au régime. En mai 2012, il s’était même amusé à jeter par la fenêtre de ses bureaux, à Saint-Pétersbour­g, des billets de 5000 roubles (55 euros), transformé­s en avions de papier. Aujourd’hui, à 31 ans, il fuit les médias et les apparition­s publiques et jongle avec « de multiples passeports ». Désormais, Pavel Dourov cultive le secret qu’il a étendu à sa nouvelle aventure entreprene­uriale, Telegram Messenger, une initiative qu’il finance seul, sur sa fortune personnell­e.

Cette applicatio­n de messagerie garantit une totale confidenti­alité des communicat­ions. De quoi faire les gros titres sous un jour peu flatteur: « Telegram est l’applicatio­n préférée des terroriste­s », accuse la presse américaine. Elle permet d’échanger par smartphone des messages indéchi rables et autodestru­ctibles, à deux ou à plusieurs, mais aussi des photos, des documents ou de la musique. Elle s’utilise également en mode public comme un fil Twitter. Le groupe Etat islamique y a recouru pour revendique­r les attentats du 13 novembre en France, ceux de Ouagadougo­u, ou la destructio­n de l’avion russe au-dessus du Sinaï.

Depuis, tous les médias se sont mis en quête de Dourov, sans succès. Il a pourtant accepté de rencontrer « l’Obs », dans un café parisien avec vue sur la pyramide du Louvre. Réservé et a able, ce jeune homme végétarien ne boit ni café ni thé ni alcool, et parle d’une voix posée, en sirotant une camomille. Tout habillé de noir (tenue qu’il porte 365 jours par an), il cultive sa ressemblan­ce avec le hacker Neo, le héros du film « Matrix ». Seule coquetteri­e: des boutons de manchette en argent au logo de Telegram, un avion en papier. Si Pavel Dourov sort de sa réserve aujourd’hui, c’est pour démentir les accusation­s. « Telegram n’est pas une applicatio­n pour terroriste­s ! se défend-il, dans un anglais impeccable. Certains médias ne veulent pas le comprendre, c’est une applicatio­n très populaire! On pourrait tout aussi bien dire que c’est l’appli préférée des PDG à Davos! » Jimmy Wales, le cofondateu­r de Wikipedia, comme le patron d’Uber, Travis Kalanick, figurent par exemple parmi les « très gros utilisateu­rs ».

Accusé de faire preuve de mansuétude à l’égard des terroriste­s, il a décidé de fermer des dizaines de chaînes de l’Etat islamique qui relayaient de la propagande djihadiste sur Telegram. « Il ne s’agissait pas de communicat­ions privées », explique Dourov pour se justifier. Lui défend toujours le droit à la vie privée pour tous et n’en démordra pas. « On n’avait d’ailleurs pas trop le choix. Apple a des règles strictes pour être présent sur l’App Store, concède-t-il, avant d’insister. Mais nous n’aimons pas Daech, nous n’aimons pas les terroriste­s! » Pavel Dourov a rme avoir reçu, depuis, des menaces de l’EI. Et il concède une part d’impuissanc­e : s’il leur interdisai­t totalement l’accès à son service, les terroriste­s se tourneraie­nt vers une autre applicatio­n comme Signal ou Wickr. Ils pourraient même développer leur propre applicatio­n, ce que redoutent les hackers antiterror­istes de Ghost Security Group.

S’il a fait du secret sa marque de fabrique, Telegram n’est pourtant pas un service confidenti­el: selon nos informatio­ns, en deux ans, il a séduit cent millions d’utilisateu­rs dans le monde. Ils s’échangent 15 milliards de messages par jour: « Des hommes d’a aires, des politiques, des experts en technologi­e, des profils VIP » ou encore des migrants qui envoient des messages vocaux à leur village, l’applicatio­n permettant de communique­r ainsi sans payer le prix d’un SMS. Elle est aussi utilisée dans les dictatures, pour échapper à la mainmise du pouvoir : vingt millions d’Iraniens – dont le petit-fils de Khomeini – s’en servent.

Telegram est ainsi devenu une des huit principale­s messagerie­s dans le monde, encore très loin toutefois de sa rivale, WhatsApp, lancée quatre ans plus tôt (un milliard d’utilisateu­rs) et rachetée par Facebook pour 22 milliards de dollars en 2014. Quand on évoque Jan Koum, l’Ukrainien qui a cofondé WhatsApp, Dourov fronce les sourcils et se raidit. Il reproche à son meilleur ennemi d’avoir trahi ses idéaux, hostiles à toute publicité. En retour, Jan Koum accuse son rival de se contenter de « copier des grands produits comme Facebook et WhatsApp; il n’a jamais eu et n’aura jamais d’idées originales ».

A en croire Pavel Dourov, l’antagonism­e serait presque d’ordre philosophi­que. « Ce qui rend Telegram unique, c’est que nous n’avons jamais livré le moindre octet de données personnell­es à quelque organisati­on que ce soit. Y compris à un gouverneme­nt », insiste l’entreprene­ur, qui glisse au passage qu’il en est autrement de Facebook ou Twitter. Il jure aussi que Telegram restera « pour toujours » entièremen­t gratuit, sans vendre de données sur les utilisateu­rs ni inclure de publicité. Il nous explique : « L’argent n’est pas très important. Je n’aime pas le style de vie des riches. Le plus important dans la vie, c’est la liberté. Tout ce que je fais avec Telegram, c’est di user cette liberté. La liberté d’échapper à la surveillan­ce, aux contrainte­s ou aux limites. » Dourov s’inquiète de voir poindre « un monde à la “1984” » et considère Edward Snowden, le lanceur d’alerte de la NSA, comme un héros: il lui a même proposé un job! « Venant de Russie, nous sommes très sensibles à la vie privée et nous savons ce qui se passe quand un gouverneme­nt a accès aux correspond­ances privées des citoyens », explique-t-il. « Quand on a grandi en URSS, confirme son ami multi-entreprene­ur Martín Varsavsky, on peut devenir obsédé par la vie privée, la réussite personnell­e et la défiance à l’égard de toute atteinte aux libertés individuel­les. » Et s’a rmer en inventeur libre comme un provocateu­r nomade.

10 octobre 1984 Naissance à Leningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbour­g).

10 octobre 2006 Il lance VKontakte, premier réseau social russe.

14 août 2013 Lancement de Telegram Messenger.

22 avril 2014 Contraint à l’exil, il quitte la Russie.

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