KURDISTAN
Diyarbakir, ville sacrifiée
Sur le pas de sa porte défoncée à coups de bélier, un homme empile un frigo, une lampe, des couvertures et des vélos d’enfants dans une charrette à bras. « On est comme des pillards, on emporte tout ce qu’on peut », gémit-il pendant que les femmes empaquettent à la va-vite les ustensiles de cuisine. Déjà l’un de ses fils, harnaché comme une mule, s’engou re dans le dédale de ruelles pavées. La panique s’est emparée de la vieille ville de Diyarbakir, la « capitale » des Kurdes du sud-est de la Turquie. Entre les hauts murs de pierre noire, des colonnes d’hommes, de femmes, d’enfants, de brouettes et d’ânes, titubant sous le poids des charges, se fraient un chemin au milieu des tranchées et des barricades. Par toutes les portes de la ville fortifiée, des milliers de personnes fuient l’« enfer », des jours et des nuits de feu ininterrompu entre les forces de sécurité turques et les combattants du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), des a rontements au coeur de la ville qui durent depuis plus de soixante-dix jours. « On nous force à partir. C’est la guerre, ils détruisent tout. Parce que nous sommes kurdes, lâche Ramazan Temel, 47 ans. En 1993, l’armée nous a chassés de nos villages parce que nous refusions d’être enrôlés de force dans les groupes paramilitaires. Maintenant, ils nous évacuent de la ville. L’eau, l’électricité et les vivres sont coupés. L’Etat nous traite comme ses ennemis. En nous attaquant avec cette sauvagerie, quelle considération espèrent-ils ? » Un vieux sage de 75 ans se lamente, assis sur un canapé prêt à être chargé dans un pick-up : « Au début, Erdogan aidait les pauvres comme nous. Maintenant, il nous tue. Ils sont tous devenus fous ! » A quelques rues de là retentissent des détonations, tirs de mortier, et des rafales d’armes automatiques claquent dans l’air. Après deux mois de combats, plus personne ne sursaute.
Le sol est jonché de douilles de tous calibres, presque plus nombreuses que les mégots de cigarettes. Dans une ruelle sou ée par l’explosion d’une mine antichar plantée par le PKK, Yusuf, un balayeur de la municipalité, ramasse les projectiles à la pelle. Transformée en champ de bataille, assiégée nuit et jour par les forces spéciales et les commandos de l’armée turque, cernée de chars et survolée en permanence par des hélicoptères, la cité intra-muros de Diyarbakir, dévastée, s’est vidée aux trois quarts. Entre 60 000 et 90 000 habitants ont déjà été déplacés. Ceux qui ne trouvent pas de toit sont relogés par l’Etat dans de petits hôtels, en lisière des zones de combat. Le ministre de l’Intérieur, E an Ala, ancien préfet à poigne de Diyarbakir, a promis que la fin des opérations « antiterroristes » était l’a aire de quelques jours. Le « ratissage » mobilise près de 10 000 membres des forces de sécurité sur quelques kilomètres carrés. La progression est lente et coûteuse. Chaque jour, le pays pleure de nouveaux soldats et policiers tombés en « martyrs ». Environ 40 civils, dont 11 enfants, ont péri depuis août, selon l’Association turque des Droits de l’Homme (IHD). La situation se répète ainsi dans
plusieurs provinces voisines. A Cizre, assiégée, des combats en pleine ville auraient fait des dizaines de victimes, dont de nombreux civils. Dans tout le « Kurdistan turc », l’IHD dénombre un millier de morts depuis l’été. « L’escalade a été très rapide. J’ai pourtant vécu les années 1980 et les années noires de la décennie 1990, mais je n’ai jamais rien vu de tel, constate l’avocat Raci Bilici, responsable de l’IHD à Diyarbakir. La Turquie ne respecte pas les conventions qu’elle a signées. Elle doit ouvrir un corridor pour évacuer les blessés. »
Le retour en arrière est brutal pour Diyarbakir, après des années d’accalmie. Le cessez-le-feu négocié en 2012 entre les émissaires de Recep Tayyip Erdogan et le leader emprisonné du PKK, Abdullah Ocalan, avait fait naître de sérieux espoirs de paix parmi la population, turque et kurde. La ville nouvelle se développait, après des années d’investissement public massif. Le centre historique s’ouvrait enfin au tourisme et restaurait ses joyaux architecturaux. A l’été 2015, les 6 kilomètres de murailles de Diyarbakir, édifiées au ive siècle par l’empereur Constantin, ont même été inscrits au Patrimoine mondial de l’Unesco. Aujourd’hui, ce ne sont pas les touristes, mais les blindés anti-émeutes qui patrouillent le long des remparts. Les fortifications ont retrouvé leur fonction militaire. En quelques mois, la reprise des hostilités entre la Turquie et le PKK a anéanti les efforts des dernières années, et la tentative du leader du parti prokurde HDP (Parti démocratique des Peuples), Selahattin Demirtas, de régler la question sur le terrain politique. Le président Erdogan a déclaré mi-août qu’il mettait « le processus de paix au frigo ».
Cette violente campagne militaire dans les villes pour écraser la rébellion kurde est entourée d’un silence gêné sur la scène internationale. Washington soutient officiellement la lutte d’Ankara contre le PKK. Ce dernier est qualifié de « groupe terroriste » lorsqu’il agit en Turquie, mais d’allié dès lors qu’il affronte les djihadistes syriens de l’autre côté de la frontière. Quant à l’Union européenne, ses membres tentent avant tout de convaincre Erdogan de jouer les gardes-frontière, pour empêcher les réfugiés syriens de rejoindre l’espace Schengen. Quitte à fermer les yeux sur la répression contre les Kurdes ? Dans une lettre adressée le 11 février aux dirigeants de la Commission et du Conseil européen, JeanClaude Juncker et Donald Tusk, ainsi qu’à la chancelière Angela Merkel, Selahattin Demirtas a fait part de son inquiétude de voir « les droits de l’homme, les valeurs de l’Union européenne et les critères politiques d’adhésion de Copenhague faire l’objet d’un marchandage » avec la Turquie.
Derrière les tranchées, les sacs de sable et les barricades de pavés en travers des ruelles, quelques dizaines de combattants kurdes inexpugnables font face aux forces de sécurité turques. Les jeunes les plus radicaux du quartier ont été rejoints par des militants plus chevronnés du PKK passés par les camps du nord de l’Irak ou par des vétérans galvanisés par les victoires contre les djihadistes en Syrie. Les nouvelles légendes s’écrivent à Diyarbakir, comme celle de Roza, jeune tireuse d’élite adulée par la jeunesse, à qui l’on attribue la mort de dizaines de soldats. Les armes et l’esthétique guerrière ont pris le pouvoir. Les entrées de quartiers sont minées. Les stocks de munitions permettraient de tenir un siège de plusieurs mois, affirment des miliciens. « C’est une ville historique, les combattants se cachent dans les caves des anciennes maisons chrétiennes, qui servaient autrefois à entreposer du vin », explique la députée du HDP Nursel Aydogan. Ils utilisent aussi les réseaux de tunnels millénaires. « Mais, en face, l’Etat attaque à l’arme lourde, avec une violence à laquelle nous ne nous attendions pas. Peut-être vont-ils lancer un bombardement aérien ? La ville n’existe déjà plus, elle est comme rayée de la carte. C’est Carthage après le sac des Romains », compare la députée. « C’est l’organisation [du PKK] qui est responsable de cette tragédie, juge pour sa part Mustafa Sarihan, avocat et numéro deux du parti présidentiel, le Parti de la Justice et du Développement (AKP), à Diyarbakir. Ils ont creusé des tranchées pour refuser le pouvoir légal. Mais la Turquie, si elle le voulait, pourrait tout raser. C’est parce qu’elle est prudente que le couvrefeu dure aussi longtemps. »
L’inflexibilité d’Ankara et la violence de certaines méthodes employées par les forces spéciales montrent pourtant le contraire. « Il faut qu’Erdogan retire ses tanks d’ici », assène Elif Ogüt, 60 ans, qui a commencé une grève de la faim. Avec un groupe de femmes kurdes, elle réclame le corps de son neveu de 16 ans, Ramazan, tué dans la vieille ville il y a plus d’un mois.
Les cadavres sont abandonnés aux chiens au milieu des ruelles. Ils y restent plusieurs semaines, et les familles sont privées du droit de les mettre en terre. « Il reste six corps de combattants et de civils au milieu des combats. L’Etat nous inflige une punition collective. Qui est le terroriste ? » hurle-t-elle. La guerre a réveillé des deux côtés des barricades des haines ancestrales, un nationalisme nourri par la glorification de la violence et par le culte du martyr.
Mais, parmi les habitants, exténués par trente ans d’un conflit qui a déjà fait 45 000 morts, beaucoup pointent aussi les responsabilités du mouvement kurde dans cette escalade. « L’Etat est fautif : il n’assure pas notre sécurité. Mais pourquoi ces jeunes gangsters sont-ils venus creuser des tranchées devant chez nous ? s’insurge Güven Çelebi, un père de famille obligé de fuir les combats. Nous aussi sommes kurdes. Nos enfants sont privés d’école, nous n’avons plus de maisons, plus de travail. Qu’est-ce qu’on va y gagner ? » Abdurrahim, 58 ans, qui gagne sa vie comme serveur, n’approuve pas non plus la stratégie jusqu’au-boutiste de la guérilla. Il est pourtant un électeur fidèle du parti kurde et un sympathisant de la rébellion. L’un de ses neveux a même rejoint le PKK. « Le HDP contrôle toutes les villes de la région. Ils ont 59 députés à l’Assemblée nationale. Ils auraient pu choisir de lutter sur le terrain politique et éviter tout cela », souligne-t-il. En portant la lutte armée au coeur des centres urbains, au milieu de civils transformés en boucliers humains, le PKK applique la stratégie de Hô Chi Minh au Vietnam. Comme son modèle, il espère faire s’enliser une armée pléthorique et dotée de technologies modernes, dans un conflit ingagnable. Pour la députée Nursel Aydogan, « le PKK déclare des zones autonomes dans les villes car il veut forcer le gouvernement à rouvrir des négociations ». Le prix à payer de cette stratégie à haut risque pourrait être le sacrifice de Diyarbakir.