LITTÉRATURE
La France, les Arabes et Sabri Louatah
Depuis qu’il vit aux Etats-Unis, Sabri Louatah est « devenu blanc ». Il y a quelques années, l’écrivain s’est installé à Chicago avec sa compagne, qui est américaine. « Nord-Africain, ça n’existe pas là-bas, dit-il. Pour eux, les Arabes, ce sont les Moyen-Orientaux, qui ont la peau beaucoup plus foncée. Ma femme est blanche, et personne ne nous voit comme un couple mixte. Franchement, être blanc, c’est génial. Les gens te font des grands sourires. » En France, l’ambiance est plus pesante. Louatah n’avait jamais été victime d’une agression raciste, jusqu’à cet été. Il était en vacances à Vauvert, dans le Gard. Il faisait du vélo avec un chapeau de paille sur la tête. Une voiture s’est arrêtée à son niveau. A l’intérieur se trouvaient plusieurs jeunes hommes, « manifestement fachos ». Ils l’ont traité de sale Arabe, de sale barbu. L’un d’eux lui a craché au visage.
Ces derniers mois, Louatah les a passés à Paris. D’abord pour assurer la sortie et la promotion du quatrième et dernier tome de son cycle romanesque, intitulé « les Sauvages », une saga tonitruante qui tient à la fois de la politique-fiction, du thriller d’espionnage et de la parabole morale. Les quatre parties mises bout à bout totalisent 1 600 pages. Le premier livre, paru en 2012, s’ouvre sur l’élection à la présidence de la République d’Idder Chaouch, sorte d’Obama kabyle, immédiatement victime d’un attentat qui le laisse hémiplégique. Pendant que la République manque de s’écrouler et que l’extrême droite se régale, l’enquête des policiers révèle que l’auteur de la tentative d’assassinat est un petit loubard de Saint-Etienne, manipulé par son cousin, l’inquiétant gourou terroriste Nazir Nerrouche. Comme son frère, Fouad Nerrouche, acteur de téléfilm, sort avec la fille du président, toute la famille Nerrouche devient suspecte d’atteinte à la sécurité de l’Etat, point de départ d’une cavalcade romanesque qui traverse le pays de part en part, de la base au sommet, des cités ouvrières aux coulisses du renseignement d’Etat. L’occasion pour Louatah de caricaturer le « démon identitaire » qui a pris possession du pays.
“JE DÉTESTE LES VICTIMES”
« Les Sauvages », une série de six épisodes est prévue sur Canal+ en 2017. Louatah en signe le scénario, autre raison pour laquelle il s’est provisoirement réinstallé au pays natal. « Avant les attentats de novembre, j’avais un côté “ça su t la France”, dit-il. Je n’ai pas envie de devenir une victime du racisme. Je déteste les victimes. Si j’ai des enfants ici, ils seront toujours considérés comme des sortes d’immigrés. Alors qu’ils seront la quatrième génération de ma famille à être née en France. C’est complètement dément. » Les attentats de Paris ont eu sur ce désir d’exil un e et paradoxal : pris de tendresse pour le pays meurtri, il hésite aujourd’hui à couper les ponts. Quand il est à Chicago, il est « obsédé par ce qui se passe ici ».
Louatah n’est pas croyant. Il se dit « athée, cosmopolite, mondialiste », ou « déraciné heureux ». L’essor de l’extrême droite et celui de l’islam participent selon lui d’une seule et même « peste identitaire » qu’il ne comprend pas. Pourtant, quand il vante les vertus du déracinement, on sent que ses racines le travaillent. « Les Sauvages » porte cette ambiguïté. Chez les Nerrouche, surtout chez les jeunes, personne n’a la même manière d’être arabe. Il y a les intégrés et les hostiles à la nation, les athées et les croyants, les jeunes filles voilées et les émancipées. Tous vivent leur statut à moitié mal, à moitié bien. Certaines conversations rappellent les dialogues homériques sur le judaïsme qu’on trouve chez Philip Roth. Le roman
excelle à montrer que nous avons un « scanner ethnique » solidement implanté dans l’esprit. A l’heure où les malheurs de l’identité française deviennent un sujet de conversation national, Louatah montre qu’il n’est pas beaucoup plus facile de se définir quand on est un Arabe en France.
“LE GAUCHISME, C’EST UN TRUC DE BLANC”
Sabri Louatah est né en 1983 à SaintEtienne, « dans le sous-prolétariat kabyle », dit-il. Aîné d’une fratrie de trois enfants, il a grandi dans une petite maison délabrée bordant l’autoroute qui passe au sud de la ville, ce qui lui vaut depuis de pouvoir trouver le sommeil quel que soit le bruit. Ses parents l’ont eu à la vingtaine. Sa mère ne travaillait pas. Son père a commencé comme bûcheron, dans les forêts de sapins qui cernent Saint-Etienne. Ouvrier non qualifié, il a ensuite enchaîné les petits boulots. C’était un couple de babas cool, qui portaient des pattes d’eph, donnaient de grandes fêtes et ont laissé leurs enfants absolument libres. L’islam était presque entièrement absent.
A l’époque, à Saint-Etienne, les communautés étaient réparties par quartiers. Les harkis étaient à la Cotonne, plus à l’ouest. Les Italiens étaient à Tardy. Après l’école primaire, sa mère l’a envoyé dans un collège privé catholique, où il a découvert qu’il était arabe. « J’étais le seul. Il y avait aussi deux Turcs. On n’allait pas au catéchisme, voilà tout. Ça ne posait aucun problème. Dans les années 1990, c’était plus facile que maintenant. J’ai l’impression que si j’étais gamin aujourd’hui, je devrais choisir mon camp. »
Saint-Etienne est une ville essentiellement ouvrière. De son enfance, Louatah garde une solide aversion pour l’extrême gauche. Son père évoluait dans le milieu syndical. « Tous les soirs, il racontait à ma mère le racisme hallucinant auquel il faisait face. Le gauchisme, pour moi, ça a toujours été un truc de Blanc. Quand on a dit par la suite que les électeurs du FN étaient souvent des anciens communistes, ça ne m’a absolument pas surpris. »
Boursier, Louatah entre en khâgne, à Lyon, au très chic lycée du Parc, en 2002, au moment où la laïcité commence à obséder tout le monde. Son professeur de philosophie est juif pratiquant. Dans cette institution de la bourgeoisie catholique lyonnaise se répand le bruit qu’il est « ultra-orthodoxe ». L’arrivée d’un nouveau proviseur sonne le début d’une campagne contre lui, au nom de la laïcité. On exige qu’il cesse de porter sa kippa en cours, et qu’il surveille les devoirs sur table le samedi matin, pendant le shabbat. « Le mot ne voulait strictement rien dire pour moi, tout comme celui de “République”, et voilà qu’il se manifestait par cette a aire ridicule et complètement injuste. Puis tout le monde s’est crispé dessus comme si c’était le seul rempart contre l’apocalypse. Petit à petit, j’ai vu les gens devenir fous. »
2005, FRANCE ANNÉE ZÉRO
Louatah parle des années 2000 comme d’une décennie catastrophique. C’est l’époque où ses oncles et tantes deviennent de plus en plus religieux, où certaines de ses cousines se voilent. Il se met à entendre des discours antisémites virulents. Au terme d’une longue période de chômage, son père meurt d’un cancer foudroyant à l’âge de 41 ans. Louatah plonge dans une sorte de dépression sépulcrale. Il abandonne ses études, vit « la nuit, comme un vampire », part faire de longues marches à 4 heures du matin. Il lit Dostoïevski et écrit beaucoup. « J’essayais d’écrire une saga familiale, dit-il. Mais je ne m’intéressais pas à ma propre famille. Pour moi, des pauvres Arabes dans un pays bizarre, ça n’était pas un sujet littéraire. » Arrivent les émeutes de 2005. De son balcon, Louatah voit les hélicoptères tourner au-dessus des cités chaudes autour de chez lui. « Pour moi, ces émeutes, c’est le traumatisme fondateur, c’est “France année zéro”. Tous ces gamins qui sortent dans la rue pour caillasser leurs propres lieux de vie, pour se suicider métaphoriquement. Où est-ce que Daech recrute, à votre avis ? »
Il prend conscience que la situation sociale dégénère. Un de ses amis, responsable d’une MJC dans la région, l’alerte sur la détresse psychiatrique des jeunes de son quartier. « Le brouillard mental des “troisième génération”, on n’en parle jamais, dit-il. Médicalement, il y a une vraie épidémie de psychose, de cas avérés de schizophrénie. Les histoires s’accumulaient autour de moi. Toujours la même chose : “Tu te souviens d’untel, le fils de truc ? Ils l’ont mis à l’HP.” Des noms d’hommes arabes, qui deviennent dingues. »
Petit à petit, il donne naissance aux personnages qui peupleront plus tard « les Sauvages ». Deux déclics l’aident à trouver son sujet : la lecture de Saul Bellow, l’auteur qui a imposé le judaïsme américain comme terre de fiction, et l’élection d’Obama, qui lui a donné envie d’en imaginer un équivalent français. Quelque temps plus tard, monté à Paris, dormant sur les canapés de ses anciens camarades de prépa, Louatah écrit le premier tome en trois semaines. Il fait passer son manuscrit au romancier Antoine Audouard, qui l’introduit chez Flammarion.
Malgré cette genèse obscure, le plus frappant, dans « les Sauvages », c’est l’optimisme que la saga dégage – optimisme d’autant plus fort qu’il est mesuré. Louatah ne dit pas que nous sommes tous frères : il se borne à dire que nous sommes tous les personnages d’un même roman. Le récit se termine par une grande marche nationale, inspirée de celle du 11 janvier, à laquelle Louatah a participé. « Contrairement à ce qu’a dit Emmanuel Todd, j’y ai vu plein d’Arabes, dit-il en rigolant. C’était même un peu ridicule, tous ces Arabes qui se sentaient obligés de chanter “la Marseillaise”. On a écrit beaucoup d’âneries à propos de cette marche. Elle n’avait rien à voir avec la liberté d’expression. C’était un geste de funérailles, sans mot d’ordre. J’en ai assez d’entendre parler du vivre-ensemble et de la fraternité. On dirait que tout le monde rêve de vivre au village. Il y a plein de gens avec lesquels je ne veux pas fraterniser. Le vivreà-côté, c’est déjà pas mal. » « Les Sauvages » tome 4, par Sabri Louatah, Flammarion, 322 p., 21 euros.