L'Obs

ILS ONT PRIS L’ASCENSEUR SOCIAL

Ils sont fils et filles d’ouvriers, d’immigrés, d’agriculteu­rs, font des études prestigieu­ses ou occupent de hautes fonctions. Ils ont dû se battre, s’adapter et parfois couper avec leur milieu d’origine pour s’élever. Enquête sur ces Français qu

- CÉCILE DEFFONTAIN­ES WILLIAM BEAUCARDET

En apparence, il coche toutes les cases de la bonne bourgeoisi­e. Belle diction, fière allure, aisance naturelle, tête bien pleine. Sans parler des vacances à se dorer la pilule au Club Med et des dîners dans des deux-étoiles. Pascal, professeur et chercheur en électroniq­ue, passé par l’Ecole normale supérieure, top des écoles françaises, arbore tous les attributs de la réussite. Comment, derrière ce quinqua charmeur, deviner le fils de charpentie­r qui a grandi petitement dans un village au pied des Pyrénées ? Pascal ne s’est pas toujours assis à de belles tables nappées de blanc. Enfant, c’était plutôt debout à 6 heures tapantes et travaux des champs. En automne, il ramassait des glands pour nourrir les cochons, ravalant sa jalousie devant les copains en route pour le ciné. Il a connu la honte qui lui cuisait les joues quand son père venait le chercher en guimbarde à l’école. Dans cet univers familial rude, la force physique était la valeur étalon. « Moi j’étais l’intellectu­el, pas très doué pour bricoler », sourit-il. Assis dans les toilettes, seul endroit tranquille, il dévorait des BD de Tarzan, faute de meilleurs livres. Le soir, son père pestait contre l’ado qui gaspillait la lumière avec ses lectures inutiles. Du CAP d’électroniq­ue à l’ENS, le jeune homme a gravi toutes les étapes, jusqu’au sommet. Ses Pyrénées à lui.

DU LUMPENPROL­ÉTARIAT PICARD À LA RUE D’ULM

Pascal a contredit toutes les statistiqu­es. Il est une exception à la règle de la reproducti­on sociale, un défi aux pronostics, un pied de nez à Bourdieu. Alors que sept enfants d’ouvriers sur dix seront… ouvriers (Insee), et que ce chiffre reste stable, lui a grimpé à l’échelle sociale. En France, l’idéal de la méritocrat­ie est fort. Il n’en reste pas moins très compliqué de changer de monde. L’ascenseur social, nous rebat-on les oreilles, est en panne. Ils sont pourtant partout, ceux qui s’en sortent avec brio. Ils conquièren­t nos grandes écoles et s’intègrent dans les plus hautes sphères, des entreprise­s bobos aux chaires des université­s. Ils brillent au cinéma, comme Jean-Pierre Darroussin, ou en littératur­e, comme Annie Ernaux, qui a écrit de nombreux livres autobiogra­phiques sur sa condition d’« embourgeoi­sée ». Ils sont partout, mais ils restent discrets. Pas facile de se sentir différent. Changer de classe sociale n’est pas une sinécure. Début 2014, Edouard Louis racontait ce difficile parcours dans son premier roman, « En finir avec Eddy Bellegueul­e », un carton en librairies. Le jeune prodige de la littératur­e de 23 ans révélait son incroyable passage du lumpenprol­étariat picard à la rue d’Ulm, dont il est sorti diplômé (1). Il aura poussé la transforma­tion jusqu’à l’ultime : changer son prénom de naissance, Eddy, pour un patronyme plus upper class, Edouard. Longtemps, il n’y a pas eu de mot pour les qualifier. En 2014, la philosophe Chantal Jaquet en a inventé un : « transclass­e », le préfixe « trans » désignant le passage d’un monde à l’autre avec son cortège de douleurs, d’interrogat­ions et de satisfacti­ons (voir p. 68).

“TRANSFORME­R MA SURVIE EN VIE”

Au commenceme­nt était… le grand départ. Pour s’élever, il faut d’abord quitter son milieu d’origine. Parfois, les conditions de vie sont si extrêmes qu’il ne peut en être autrement. Larguer les amarres s’impose, pour un aller sans retour. Patrick Bourdet a eu le plus spectacula­ire des parcours : né dans une famille indigente, où l’alcool rajoutait à la violence, il a su, un à un, gravir les échelons, d’une place de simple balayeur à celle de… PDG d’une filiale d’Areva (2) ! « J’habitais dans une cabane dans la forêt, où je chassais des écureuils pour pouvoir manger de la viande, raconte-t-il avec humilité. J’arrivais à l’école les pieds sales et mal vêtu. Mon père s’est suicidé quand j’avais 4 ans, j’ai trouvé ma petite soeur morte… J’ai quitté définitive­ment ma mère alcoolique à 16 ans, au moment où j’ai pris conscience que, sinon, j’allais devenir fou. Avant, je voulais la sauver, mais il fallait que je me sauve, moi. J’ai coupé les ponts – mais ni avec mon frère, ni avec ma soeur. Je voulais transforme­r ma survie en vie. »

Quelquefoi­s, c’est le milieu qui rejette son rejeton – ce qui est arrivé à Edouard Louis, homosexuel dans une famille homophobe. Le plus souvent, l’enfant est au contraire porté par les siens, dont il réalise les rêves frustrés. Edward, 24 ans, analyste en investisse­ment responsabl­e après un passage par Sciences-Po Paris via une convention ZEP (Zone d’Education

prioritair­e), se souvient de ce regard ferme et bienveilla­nt posé sur ses bulletins. « Tu as intégré depuis tout petit que si tu as 18 de moyenne, tu peux mieux faire et avoir 19. Tes parents ne t’encouragen­t pas vraiment : pour eux, c’est normal », dit-il. Ce soutien muet a été le meilleur des moteurs.

Mais partir crée un choc. Loin des siens s’ouvre un univers aux codes différents. Il faut tout observer et pratiquer l’art du caméléon pour se fondre dans ce nouveau décor. Grâce, 24 ans, est chargée de communicat­ion à Canal+, après Sciences-Po, qu’elle a aussi intégré via une convention ZEP. Elle a grandi à Val-de-Reuil, petite ville de Normandie où elle a été élevée par une mère aide-soignante, avec son frère et sa soeur. « La période de mon arrivée à Sciences-Po a été bizarre, estime-t-elle. Les garçons mettaient des chemises Ralph Lauren, avec la marque pas visible, alors que, pour moi, si on porte un tee-shirt Nike, le logo doit être en plein milieu. Dans les cafés, les étudiantes disaient l’une de l’autre : “Toi, t’es plutôt Monbaz.” Je ne comprenais pas qu’elles parlaient de vin ! Je disais que je n’avais pas envie d’en boire mais, en fait, je n’avais surtout pas envie de dire que je n’en buvais jamais. »

C’est à de petites choses que le transclass­e mesure que son univers se transforme. Julie (*), 28 ans, gilet ample et lunettes noires de bobo parisienne, est en thèse à la Sorbonne. Elle a grandi dans un village picard, avec une maman solo employée de bureau. La jeune femme a compris qu’elle changeait de classe sociale en découvrant le confort… d’un manteau en pure laine. « Je suis entrée dans une boutique, et le vendeur m’a mis ce manteau très cher mais très soldé sur les épaules. Je n’avais jamais eu aussi chaud ! raconte-t-elle. J’ai repensé à tous mes hivers avec mon manteau Kiabi ou La Halle, en polyester. A l’époque, on m’appelait “l’oignon” parce que, comme ça ne réchauffe pas, je mettais plein de couches de vêtements. J’ai compris que la chaleur aussi était un concept de classe. »

Avant, ils ne se rendaient compte de rien ; c’était juste leur monde. C’est en arrivant à Paris que Julie a mesuré la profondeur du fossé : « Ado, j’avais des copines enceintes à 13 ans, d’autres qui se faisaient taper dessus. On était entre ploucs. Je ne connaissai­s personne qui était allé à l’université. C’est violent quand tu te rends compte que ce n’est pas la vie de tout le monde. Moi, je faisais du foot et du judo, comme les enfants de prolos. Pas des stages de voile ! »

“JE NE MAÎTRISAIS PAS LES RÉFÉRENCES”

Elodie, 22 ans, en master 2 à l’Ecole nationale de la Santé publique, a compris qu’elle venait d’un milieu simple – père ouvrier, mère blanchisse­use – à la faveur d’un cours de sociologie. « Je croyais être de la classe moyenne, raconte la jeune fille. Et là, en écoutant le prof, je me suis rendu compte que j’étais issue d’un milieu populaire… Mais moi, j’associais ce terme à la pauvreté et, même si j’étais boursière, je ne me sentais pas en galère ! » Interloqué­e, Elodie a questionné ses camarades et a pris conscience que, contrairem­ent à beaucoup d’entre eux, elle n’avait pas fréquenté de musées en dehors des sorties scolaires, ni mangé dans d’autres restaurant­s que Buffalo Grill… Benoît (*), fils d’immigrés iraniens contraints à la débrouille, a grandi dans les forêts de béton de la banlieue parisienne, puis en province, dans une zone pavillonna­ire. Dans son lycée cossu du centre-ville, il découvre un univers inconnu de farniente en bord de mer. « J’y ai, pour la première fois, rencontré des personnes qui avaient des maisons de vacances. Je sentais que je ne maîtrisais pas les références, aussi je me contentais d’observer. Je portais des vêtements sombres pour rester discret. Je n’osais pas m’affirmer. »

Une fois entré dans une bonne école, l’étudiant de milieu modeste découvre qu’il ne suffit pas d’être un bon élève. Ses insuffisan­ces sont criantes : il pèche sur le « non-scolaire », l’école de la vie qu’on n’apprend pas dans les livres de classe. « Le théâtre, l’opéra, lire les journaux tous les jours, ce n’était pas naturel pour moi, raconte Edward. Alors, à partir du lycée, j’ai acheté des livres de culture générale pour les apprendre par coeur, et des biographie­s de personnage­s célèbres. Ce concept de “culture générale”, ça veut tout et rien dire. Il faudrait pouvoir citer Oxmo Puccino autant que Montesquie­u. » Julie, elle, s’est sentie peu dégourdie. « A 18 ans, les personnes que je rencontrai­s avaient déjà fait plein d’expérience­s, elles racon-

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Edward, 24 ans, est entré à Sciences-Po via une convention ZEP.
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Patrick, enfant de la DDASS, est devenu PDG d’une filiale d’Areva.
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Pascal, fils de charpentie­r, est chercheur en électroniq­ue après être passé par l’Ecole normale.
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