ILS ONT PRIS L’ASCENSEUR SOCIAL
Ils sont fils et filles d’ouvriers, d’immigrés, d’agriculteurs, font des études prestigieuses ou occupent de hautes fonctions. Ils ont dû se battre, s’adapter et parfois couper avec leur milieu d’origine pour s’élever. Enquête sur ces Français qu
En apparence, il coche toutes les cases de la bonne bourgeoisie. Belle diction, fière allure, aisance naturelle, tête bien pleine. Sans parler des vacances à se dorer la pilule au Club Med et des dîners dans des deux-étoiles. Pascal, professeur et chercheur en électronique, passé par l’Ecole normale supérieure, top des écoles françaises, arbore tous les attributs de la réussite. Comment, derrière ce quinqua charmeur, deviner le fils de charpentier qui a grandi petitement dans un village au pied des Pyrénées ? Pascal ne s’est pas toujours assis à de belles tables nappées de blanc. Enfant, c’était plutôt debout à 6 heures tapantes et travaux des champs. En automne, il ramassait des glands pour nourrir les cochons, ravalant sa jalousie devant les copains en route pour le ciné. Il a connu la honte qui lui cuisait les joues quand son père venait le chercher en guimbarde à l’école. Dans cet univers familial rude, la force physique était la valeur étalon. « Moi j’étais l’intellectuel, pas très doué pour bricoler », sourit-il. Assis dans les toilettes, seul endroit tranquille, il dévorait des BD de Tarzan, faute de meilleurs livres. Le soir, son père pestait contre l’ado qui gaspillait la lumière avec ses lectures inutiles. Du CAP d’électronique à l’ENS, le jeune homme a gravi toutes les étapes, jusqu’au sommet. Ses Pyrénées à lui.
DU LUMPENPROLÉTARIAT PICARD À LA RUE D’ULM
Pascal a contredit toutes les statistiques. Il est une exception à la règle de la reproduction sociale, un défi aux pronostics, un pied de nez à Bourdieu. Alors que sept enfants d’ouvriers sur dix seront… ouvriers (Insee), et que ce chiffre reste stable, lui a grimpé à l’échelle sociale. En France, l’idéal de la méritocratie est fort. Il n’en reste pas moins très compliqué de changer de monde. L’ascenseur social, nous rebat-on les oreilles, est en panne. Ils sont pourtant partout, ceux qui s’en sortent avec brio. Ils conquièrent nos grandes écoles et s’intègrent dans les plus hautes sphères, des entreprises bobos aux chaires des universités. Ils brillent au cinéma, comme Jean-Pierre Darroussin, ou en littérature, comme Annie Ernaux, qui a écrit de nombreux livres autobiographiques sur sa condition d’« embourgeoisée ». Ils sont partout, mais ils restent discrets. Pas facile de se sentir différent. Changer de classe sociale n’est pas une sinécure. Début 2014, Edouard Louis racontait ce difficile parcours dans son premier roman, « En finir avec Eddy Bellegueule », un carton en librairies. Le jeune prodige de la littérature de 23 ans révélait son incroyable passage du lumpenprolétariat picard à la rue d’Ulm, dont il est sorti diplômé (1). Il aura poussé la transformation jusqu’à l’ultime : changer son prénom de naissance, Eddy, pour un patronyme plus upper class, Edouard. Longtemps, il n’y a pas eu de mot pour les qualifier. En 2014, la philosophe Chantal Jaquet en a inventé un : « transclasse », le préfixe « trans » désignant le passage d’un monde à l’autre avec son cortège de douleurs, d’interrogations et de satisfactions (voir p. 68).
“TRANSFORMER MA SURVIE EN VIE”
Au commencement était… le grand départ. Pour s’élever, il faut d’abord quitter son milieu d’origine. Parfois, les conditions de vie sont si extrêmes qu’il ne peut en être autrement. Larguer les amarres s’impose, pour un aller sans retour. Patrick Bourdet a eu le plus spectaculaire des parcours : né dans une famille indigente, où l’alcool rajoutait à la violence, il a su, un à un, gravir les échelons, d’une place de simple balayeur à celle de… PDG d’une filiale d’Areva (2) ! « J’habitais dans une cabane dans la forêt, où je chassais des écureuils pour pouvoir manger de la viande, raconte-t-il avec humilité. J’arrivais à l’école les pieds sales et mal vêtu. Mon père s’est suicidé quand j’avais 4 ans, j’ai trouvé ma petite soeur morte… J’ai quitté définitivement ma mère alcoolique à 16 ans, au moment où j’ai pris conscience que, sinon, j’allais devenir fou. Avant, je voulais la sauver, mais il fallait que je me sauve, moi. J’ai coupé les ponts – mais ni avec mon frère, ni avec ma soeur. Je voulais transformer ma survie en vie. »
Quelquefois, c’est le milieu qui rejette son rejeton – ce qui est arrivé à Edouard Louis, homosexuel dans une famille homophobe. Le plus souvent, l’enfant est au contraire porté par les siens, dont il réalise les rêves frustrés. Edward, 24 ans, analyste en investissement responsable après un passage par Sciences-Po Paris via une convention ZEP (Zone d’Education
prioritaire), se souvient de ce regard ferme et bienveillant posé sur ses bulletins. « Tu as intégré depuis tout petit que si tu as 18 de moyenne, tu peux mieux faire et avoir 19. Tes parents ne t’encouragent pas vraiment : pour eux, c’est normal », dit-il. Ce soutien muet a été le meilleur des moteurs.
Mais partir crée un choc. Loin des siens s’ouvre un univers aux codes différents. Il faut tout observer et pratiquer l’art du caméléon pour se fondre dans ce nouveau décor. Grâce, 24 ans, est chargée de communication à Canal+, après Sciences-Po, qu’elle a aussi intégré via une convention ZEP. Elle a grandi à Val-de-Reuil, petite ville de Normandie où elle a été élevée par une mère aide-soignante, avec son frère et sa soeur. « La période de mon arrivée à Sciences-Po a été bizarre, estime-t-elle. Les garçons mettaient des chemises Ralph Lauren, avec la marque pas visible, alors que, pour moi, si on porte un tee-shirt Nike, le logo doit être en plein milieu. Dans les cafés, les étudiantes disaient l’une de l’autre : “Toi, t’es plutôt Monbaz.” Je ne comprenais pas qu’elles parlaient de vin ! Je disais que je n’avais pas envie d’en boire mais, en fait, je n’avais surtout pas envie de dire que je n’en buvais jamais. »
C’est à de petites choses que le transclasse mesure que son univers se transforme. Julie (*), 28 ans, gilet ample et lunettes noires de bobo parisienne, est en thèse à la Sorbonne. Elle a grandi dans un village picard, avec une maman solo employée de bureau. La jeune femme a compris qu’elle changeait de classe sociale en découvrant le confort… d’un manteau en pure laine. « Je suis entrée dans une boutique, et le vendeur m’a mis ce manteau très cher mais très soldé sur les épaules. Je n’avais jamais eu aussi chaud ! raconte-t-elle. J’ai repensé à tous mes hivers avec mon manteau Kiabi ou La Halle, en polyester. A l’époque, on m’appelait “l’oignon” parce que, comme ça ne réchauffe pas, je mettais plein de couches de vêtements. J’ai compris que la chaleur aussi était un concept de classe. »
Avant, ils ne se rendaient compte de rien ; c’était juste leur monde. C’est en arrivant à Paris que Julie a mesuré la profondeur du fossé : « Ado, j’avais des copines enceintes à 13 ans, d’autres qui se faisaient taper dessus. On était entre ploucs. Je ne connaissais personne qui était allé à l’université. C’est violent quand tu te rends compte que ce n’est pas la vie de tout le monde. Moi, je faisais du foot et du judo, comme les enfants de prolos. Pas des stages de voile ! »
“JE NE MAÎTRISAIS PAS LES RÉFÉRENCES”
Elodie, 22 ans, en master 2 à l’Ecole nationale de la Santé publique, a compris qu’elle venait d’un milieu simple – père ouvrier, mère blanchisseuse – à la faveur d’un cours de sociologie. « Je croyais être de la classe moyenne, raconte la jeune fille. Et là, en écoutant le prof, je me suis rendu compte que j’étais issue d’un milieu populaire… Mais moi, j’associais ce terme à la pauvreté et, même si j’étais boursière, je ne me sentais pas en galère ! » Interloquée, Elodie a questionné ses camarades et a pris conscience que, contrairement à beaucoup d’entre eux, elle n’avait pas fréquenté de musées en dehors des sorties scolaires, ni mangé dans d’autres restaurants que Buffalo Grill… Benoît (*), fils d’immigrés iraniens contraints à la débrouille, a grandi dans les forêts de béton de la banlieue parisienne, puis en province, dans une zone pavillonnaire. Dans son lycée cossu du centre-ville, il découvre un univers inconnu de farniente en bord de mer. « J’y ai, pour la première fois, rencontré des personnes qui avaient des maisons de vacances. Je sentais que je ne maîtrisais pas les références, aussi je me contentais d’observer. Je portais des vêtements sombres pour rester discret. Je n’osais pas m’affirmer. »
Une fois entré dans une bonne école, l’étudiant de milieu modeste découvre qu’il ne suffit pas d’être un bon élève. Ses insuffisances sont criantes : il pèche sur le « non-scolaire », l’école de la vie qu’on n’apprend pas dans les livres de classe. « Le théâtre, l’opéra, lire les journaux tous les jours, ce n’était pas naturel pour moi, raconte Edward. Alors, à partir du lycée, j’ai acheté des livres de culture générale pour les apprendre par coeur, et des biographies de personnages célèbres. Ce concept de “culture générale”, ça veut tout et rien dire. Il faudrait pouvoir citer Oxmo Puccino autant que Montesquieu. » Julie, elle, s’est sentie peu dégourdie. « A 18 ans, les personnes que je rencontrais avaient déjà fait plein d’expériences, elles racon-