TCHERNOBYL : RADIOGRAPHIE D’UN DÉNI
Trois livres sur la catastrophe nucléaire
Une fois survenue, toute catastrophe nucléaire tend vers l’infini. C’est la morale de Tchernobyl. Des dizaines de milliers de liquidateurs, ces travailleurs chargés de « liquider » les conséquences de l’accident, sont morts. D’autres mourront. Le site posera problème pendant des milliers d’années. On invoque « les trente ans de Tchernobyl » comme on célébrerait un événement de l’histoire ancienne, mais trois essayistes prennent la plume contre l’illusion qu’un désastre nucléaire est réparable. L’historienne Galia Ackerman a voyagé dans la zone interdite (1), et le journaliste Arnaud Vaulerin a rencontré « les humains jetables » de Fukushima, sacrifiés eux aussi (2). L’ingénieur Yves Lenoir, membre en 1974 et 1975 d’un groupe interministériel sur les déchets radioactifs, publie trois cents pages méticuleuses sur l’histoire des rayons depuis 1895 (3) et la façon dont les dangers ont été savamment minorés pour servir « l’entrée de l’humanité dans l’âge de l’énergie atomique ».
L’auteur commence par pilonner la distinction atomique/nucléaire qui fut introduite dans les années 1950 et les esprits pour défaire le lien entre la bombe et l’énergie nucléaire. Les centrales sont bel et bien atomiques. Tout est fait pour le faire oublier, depuis l’accident d’octobre 1957 dans le nord-ouest de l’Angleterre, quand un réacteur de Windscale s’est enflammé, di usant son iode radioactif jusqu’en Norvège. Pour sauver la réputation de l’atome civil, l’OMS invente alors les cinq piliers de la communication de crise, toujours en vigueur : le déni (accident pas si grave, tout va s’arranger), les mensonges sur la santé (la peur d’avoir été irradié induit plus de maladies que l’irradiation elle-même), le dénigrement de la pensée humaniste, la rétention d’information, la saturation de l’espace médiatique.
Du côté de Tchernobyl, aujourd’hui, on court le risque de faire la soupe avec des champignons qui, en France, seraient stockés dans une alvéole bétonnée. Une altération de la fonction cardiaque apparaît, d’autant plus grave que la contamination par le césium 137 ingéré est élevée. L’insolite est inquiétant. Du blé pousse, d’un genre disparu depuis l’Antiquité. On voit des oiseaux atteints de cataracte devenir aveugles et mourir de faim. En Russie, Ukraine et Biélorussie, les enfants nés quinze ans après l’accident sont fragiles : leurs parents leur ont transmis des systèmes immunitaires a aiblis, et l’instabilité génomique (les erreurs de réplication dans l’agencement des chromosomes) va augmentant, génération après génération. Partout, des chercheurs indépendants font un tout autre constat que celui des institutions de l’orbite onusienne comme la Commission internationale de Protection radiologique (CIPR), qui ont organisé le déni autour de Tchernobyl et tenté de sauver « le mythe de l’atome radieux », pour reprendre la formule d’Arnaud Vaulerin dans son livre sur Fukushima.
Depuis mars 2011, 45 200 nettoyeurs sont passés sur le site. Ils charrient des tonnes de terre pour la mettre dans des sacs, entassés par milliers, et, « jour et nuit, s’e orcent de maintenir à flot ce Titanic atomique en jouant au chat et à la souris avec les sieverts ». Un été, l’un d’eux qui étou ait dans sa combinaison à 45 °C a vu deux camarades mourir d’un arrêt cardiaque. Un autre s’est irradié le pénis avec ses gants en allant uriner – pour régler le problème, certains ouvriers portent des couches. Les deux tiers ont un salaire minable, sans rapport avec la dangerosité de la mission, 837 yens de l’heure (6 euros). Huit cents sociétés travaillent sur le site et emploient chaque jour 7 000 ouvriers. Dans « ce Far West de la décontamination », à peine 10% de la main-d’oeuvre est formée pour le nucléaire, tant pis pour le rafistolage. En France, les élus travaillent-ils à prévenir l’accident dans nos centrales vieillissantes ? (1) « Traverser Tchernobyl », Premier Parallèle. (2) « La Désolation. Les humains jetables de Fukushima », Grasset. (3) « La Comédie atomique. L’histoire occultée des dangers des radiations », La Découverte.