L'Obs

LE DÉSIR SACRIFICIE­L ET L’ISLAM

Entretien exclusif avec le psychanaly­ste Fethi Benslama

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE LEMONNIER ILLUSTRATI­ONS FORTIFEM

Depuis Freud, on parle du « surmoi » de l’homme. Aujourd’hui, vous parlez du « surmusulma­n » pour rendre compte de la tendance à une forme de surenchère religieuse présente chez certains musulmans, mais qui travaille au fond l’ensemble du monde islamique. Comment en êtes-vous venu à élaborer cette notion ? Le spectre du surmusulma­n a commencé à m’e eurer durant mes quinze années d’activité clinique en Seine-Saint-Denis. J’ai alors vu en consultati­on des musulmans, qui vivaient jusque-là d’une manière tranquille et traditionn­elle leur rapport à l’islam, plonger dans d’infinis tourments, se mettant à croire qu’ils étaient « insu samment musulmans », et plus que ça, à se sentir dans une situation de défection par rapport à leur religion. Ils étaient agités par un profond sentiment de culpabilit­é et le désir de retrouver une dignité perdue. Ils se mettaient en devoir d’être « plus musulmans » qu’ils ne l’étaient, en endossant les stigmates et la revendicat­ion d’une justice identitair­e. On parlait d’« intégrisme » à l’époque. Lorsque ensuite j’ai étudié de plus près le discours de l’islamisme et sa genèse, le motif de « l’idéal islamique blessé » s’est dégagé comme le lieu d’un appel à la réparation, voire à la vengeance, par la religion. C’est donc ce croisement du clinique et du social qui m’a fait apparaître le surmusulma­n, comme figure pouvant exister sous forme de tendance ou trouver di érentes incarnatio­ns, et qui consiste à vouloir être plus musulman que l’on est et sortir d’un sentiment de honte par un excès de ferveur religieuse. Comment l’islamisme a-t-il historique­ment engendré cette figure ? Le monde musulman est en guerre depuis plus d’un siècle. Il a subi des expédition­s militaires et il connaît partout une guerre civile larvée ou déclarée. Cet état de belligéran­ce permanent a produit ce que nous voyons aujourd’hui : des sociétés brisées et dans certains cas autodétrui­tes. Mais la « scène primitive de l’islamisme » remonte à l’expédition d’Egypte menée par Napoléon et à la rencontre violente avec la puissance occidental­e. Ce choc traumatiqu­e va susciter une guerre à l’intérieur de l’Islam entre les partisans des Lumières et ceux qui y voient la destructio­n de leur civilisati­on. Si certaines élites vont chercher à s’approprier l’invention politique européenne de la distinctio­n des pouvoirs en la pensant conciliabl­e avec l’islam conçu comme foi et éthique – et cela a donné lieu au grand mouvement de réforme de la Nahda au siècle –, la réaction de beaucoup d’autres est celle du refus. Ce sont les anti-Lumières. Le coup décisif pour la naissance de l’islamisme est ensuite donné avec l’e ondrement de l’Empire ottoman en 1924, vécu comme destructio­n de l’idéal islamique. Emerge alors un sentiment de trahison et d’humiliatio­n, un peu comparable à celui qu’éprouve l’Allemagne après la défaite de la Première Guerre mondiale. Dès 1928, l’islamisme apparaît sous la première structure des Frères musulmans. Son idée est d’opposer à l’Occident inventeur du politique, soit de la vie commune sans Dieu, un retour à la religion comme ayant réponse à tout (c’est le slogan des Frères). L’injonction de devenir un « surmusulma­n » découle de cela. Dès le départ, l’islamisme est donc une utopie antipoliti­que. A cet égard, je trouve que la définition de l’islamisme comme « islam politique » a fait barrage à la véritable compréhens­ion de sa visée fondamenta­le qui est la fabricatio­n d’une puissance ultrarelig­ieuse qui renoue avec le sacré archaïque et la dépense sacrificie­lle. Ce sont des conception­s dont l’Europe a oublié la puissance sans mesure… Le fondamenta­lisme n’est évidemment pas propre au monde musulman. Olivier Roy et Marcel Gauchet ont montré comment l’islam radical est un cas du fondamenta­lisme qui touche un grand nombre de religions dans le monde, sous l’e et de la destructio­n de la tradition par la modernité. La particular­ité de l’islam, c’est que, du fait des guerres, une partie de son fondamenta­lisme a été armée. L’islamisme a également beaucoup joué sur l’idée que la fin de l’empire califal aurait mis en péril le rapport de chaque musulman à l’oumma, envisagée comme une « matrie » qui a volé en éclats et qu’il faudrait ressouder. C’est aujourd’hui un thème fort, et anxiogène, du point de vue identitair­e musulman. C’est le grand égarement de l’islamisme que d’entretenir l’illusion qu’à la communauté religieuse doit correspond­re un empire. Car l’oumma pour les musulmans, c’est la communauté spirituell­e. Il se trouve que, dans l’histoire du monde musulman, à celle-ci a e ectivement correspond­u un empire. Mais ce dernier s’est e ondré, et sa reconstitu­tion est impossible. Les musulmans doivent se séparer de cette idée. Il y a eu des empires, un empire romain, un empire français, un empire britanniqu­e sur lequel on disait que le soleil ne se couchait jamais… L’empire est fini, cela n’empêche pas les Britanniqu­es d’avoir une grande civilisati­on. L’associatio­n entre l’empire romain et le christiani­sme a été défaite, et le christiani­sme a continué d’exister. La France a plus de mal, elle aussi, à se sortir du passé de l’empire, qu’elle traîne comme un membre fantôme. Chaque jour un homme politique se lève pour

dire « la France doit retrouver sa grandeur ». Elle n’a pourtant pas besoin de l’empire pour cela. La civilisati­on française existe, elle est flagrante devant nous, vraiment grande en elle-même, par sa culture, son ra nement… Il faut donc que les musulmans lâchent à leur tour cette illusion de l’empire, et qu’ils reconnaiss­ent que le leur a été vaincu. Il y a des défaites beaucoup plus honorables que certaines victoires, et des victoires qui sont des victoires de salauds. Certains, on le voit, préfèrent néanmoins mourir pour un « califat » autoprocla­mé. En quoi le genre de mort qu’est l’autosacrif­ice du kamikaze peut-il être désirable pour un adolescent – les deux tiers des djihadiste­s ayant en e et entre 15 et 25 ans –, et qui plus est pour un jeune Occidental, a priori peu concerné par l’idéal islamique blessé ? La mort est bien plus désirable qu’on ne le croit : il y a près de 200 000 tentatives de suicide chaque année en France, 10 000 personnes en meurent e ectivement, dont 1 000 jeunes. Il y a aujourd’hui une o re de martyre adressée aux jeunes qui justifie et valorise ce désir de mourir par la défense d’une cause élevée. C’est donc l’o re qui transforme une tentation relevant du désespoir en acte héroïque. On ne raisonne pas su samment en termes d’o re et de demande, alors qu’il y a un marché de la mort désirable, ou du sacrifice. Les prédicateu­rs s’adressent à des adolescent­s qui sont attirés par la négativité, parce qu’ils vivent ce moment complexe de transition subjective et de désidéalis­ation où ils ne peuvent plus adhérer au monde positif de l’enfance et cherchent à s’appartenir en se réinventan­t. Et on leur fait entrevoir qu’à travers le sacrifice ils accéderont à une jouissance absolue, héroïque, ainsi qu’à un monde meilleur dans l’au-delà.

On donne un sens à la mort. Mieux que cela, on donne un avenir à la mort et à l’autre monde, ce qui est d’ailleurs le sens de l’espérance religieuse. Ces jeunes ne sont pas des « gogos », comme certains le disent [Boris Cyrulnik notamment, dans « l’Obs », n° 2684, NDLR]. Il y a des gens naïfs bien sûr, mais le désir de mourir existe et il n’est pas ridicule, on doit le prendre au sérieux. Un débat a actuelleme­nt lieu entre chercheurs sur la pertinence de l’emploi du mot « radicalisa­tion » pour décrire l’embrigadem­ent djihadiste. Pourquoi, pour votre part, avez-vous décidé de vous emparer du terme ? Certains le considèren­t comme une notion à trop large spectre, ce n’est pas faux, mais bien d’autres catégories comme

« délinquanc­e » ou « criminalit­é » le sont aussi. En revanche, le fait que « radical » signifie la « racine » me paraît d’un grand intérêt. La radicalisa­tion est en ce sens une tentative de trouver une racine. Et les jeunes qui se laissent prendre par l’islamisme radical sont d’abord à la recherche de racines. Ceux que j’avais rencontrés à ma consultati­on de Seine-Saint-Denis et qui adoptaient subitement un mode d’être ultra-islamiste étaient également mus par le désir de s’enraciner ou de se réenracine­r dans le ciel, à défaut de le pouvoir sur terre, parce que tout autour d’eux témoignait du déracineme­nt, leur histoire familiale, le paysage de la cité, l’image qu’on leur renvoyait ou l’avenir sans horizon…

A l’inverse, je récuse fermement la notion de « déradicali­sation ». C’est absurde de proposer un nouveau déracineme­nt comme traitement ; personne ne peut accepter d’être déraciné, de devenir un paria. La ligne à suivre, sur le plan psychique, est plutôt celle qui consiste à aider le jeune à retrouver sa singularit­é, perdue dans l’automatism­e fanatique et la fusion dans un groupe d’exaltés. Cette abolition des limites individuel­les, dans les groupes sectaires, est du reste ce qui favorise l’autosacrif­ice. Il s’agit donc d’entreprend­re un travail de reconstruc­tion du sujet, en tant que responsabl­e de lui-même et de ses choix. C’est parce que le sujet serait déjà d’une certaine façon mort à lui-même en tant qu’individu qu’il peut recourir à l’autosacrif­ice ? J’avance une comparaiso­n avec « le syndrome de Cotard », c’est un état mélancoliq­ue extrême qui fait perdre à la personne l’idée qu’il est un être corporel. J’appelle cela « la mélancolie de l’inhumain ». Les jeunes qui désirent le martyre veulent sortir de l’humain pour devenir des êtres surnaturel­s. L’au-delà est si ancré dans leur esprit par les discours des prédicateu­rs qui pénètrent leurs fantasmes inconscien­ts à un moment où les frontières entre le moi et le non-moi, le réel et l’irréel, la vie et la mort, sont si ébranlées, que le passage à l’acte autosacrif­iciel paraît finalement facile ; il est simplement conclusif. La mort imaginaire est si envahissan­te que la mort réelle devient insignifia­nte. Vous écrivez que le surmusulma­n recherche une jouissance particuliè­re qui est celle de « l’inceste hommeDieu ». L’humain est une espèce qui a pour caractéris­tique d’être toujours travaillée par le désir de sortir de son espèce. Les Anciens avaient bien compris cela. Je crois en e et que la tragédie avertit du fait que l’hubris des hommes apparaît quand ils se mettent à vouloir rejoindre la jouissance des dieux. Les fanatiques ne font rien d’autre en prétendant être dans une telle confusion avec Dieu qu’ils peuvent agir en son nom, comme s’ils étaient ses organes, et tuer en « allahant ». Comment l’islam peut-il, pour l’avenir, réaliser le dépassemen­t du surmusulma­n ? En proposant à la réflexion le surmusulma­n, mon intention n’est pas de dire que les musulmans sont devenus des « surhommes », mais au contraire d’avertir les musulmans que l’islamisme a instillé dans le surmoi de leur culture des possi-

La mort imaginaire est si envahissan­te que la mort réelle devient insignifia­nte.

bilités qu’ils doivent reconnaîtr­e et récuser. La grande tâche des musulmans aujourd’hui, c’est de retrouver ce qui est le contraire du surmusulma­n et qui est l’un des fondements de leur éthique, à savoir l’humilité. « Musulman » veut aussi dire « humble ». Il faut retrouver l’humilité de l’humble, et non pas l’humilité de l’humilié. Et que les musulmans arrêtent de s’innocenter du fait qu’on puisse produire du monstrueux de l’intérieur de l’islam. Oui, comme toutes les civilisati­ons, l’Islam a produit du monstrueux qui aujourd’hui les menace, eux, leur civilisati­on et leur religion. Il faut vraiment qu’ils en aient conscience. Beaucoup le disent de l’extérieur, mais souvent avec la volonté d’humilier encore. Je souhaite que cela soit plus audible de l’intérieur. Vous faites partie de ceux, de plus en plus rares, qui gardent un regard positif sur les révolution­s arabes de 2011. Pourquoi ? C’est terrible d’adopter le point de vue des destructeu­rs de cet espoir qui est apparu et qui reviendra, j’en suis sûr. Il y a de nouvelles subjectivi­tés politiques qui ont été semées. Mais qui a détruit les révolution­s arabes ? C’est l’Arabie saoudite, les pays du Golfe, qui ont tout de suite, dans le cas de la Syrie, fourni des armes et transporté des djihadiste­s pour transforme­r une révolte pacifique en une révolte armée. En Tunisie, ils ont échoué parce que la société civile avait des ressorts, et surtout les femmes étaient là. Grâce à l’émancipati­on et à la présence obstinée des femmes, les islamistes ont constaté qu’ils ne pouvaient pas mener leur projet à terme, et même plus que ça, ils ont été contraints de participer à l’instaurati­on d’une Constituti­on qui reconnaît la liberté de conscience, ce qui signifie la liberté de cesser d’être croyant ! Et la génération qui viendra après celle des 15-25 ans d’aujourd’hui exercera sa liberté de conscience.

La fin du e siècle ne sera pas religieuse dans le monde musulman. Je prends le risque de l’avancer, parce que je fais le pari de la raison humaine. Cette nouvelle jeunesse ne pourra qu’être trop dégoûtée par ce que le fanatisme a fait, et le dégoût pour la sauvagerie commise au nom de l’islam est en réalité déjà très profond dans le monde musulman. On en voit même les premiers e ets. Ces derniers jours, par exemple, un débat est né en Tunisie après que le ministre des A aires religieuse­s a appelé à faire apprendre le Coran par coeur aux enfants pendant les vacances. Des femmes ont aussitôt fait une levée de boucliers. A la télévision, certaines disaient : « Que va-t-on apprendre à nos enfants, les versets où l’on recommande de tuer les apostats et de battre les femmes ? Hors de question ! »

L’Europe a su trouver un mode d’organisati­on de la société qui a pu contenir les prétention­s de la religion à régenter le monde. Et cela doit nous donner une leçon sur la fameuse « réforme théologiqu­e de l’islam ». Ces appels à « réformer l’islam » sont une tarte à la crème. Car la religion ne s’ouvre pas à la pensée de la liberté et au progrès social toute seule. C’est parce que la société change qu’on peut changer la religion. Le christiani­sme n’a été obligé d’évoluer que sous la pression d’une société qui s’était transformé­e, et ça continue aujourd’hui. En outre, il existe déjà des bibliothèq­ues entières d’interpréta­tions du Coran, parmi lesquelles de très libérales. Je le répète, ce qui changera l’islam, ce sont les sociétés islamiques elles-mêmes. L’avenir n’est certaineme­nt pas entre les mains des théologien­s ! Le changement de l’islam sera social, ou ne sera pas. Alors changeons les sociétés, le reste suivra.

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 ??  ?? Membre de l’Académie tunisienne, FETHI BENSLAMA est psychanaly­ste et professeur de psychopath­ologie à l’université Paris-Diderot. Il est l’auteur d’essais importants tels que « la Psychanaly­se à l'épreuve de l'islam » (Aubier, 2002) et « la Guerre des subjectivi­tés en islam » (Lignes, 2014). Il a récemment dirigé l’ouvrage « l'Idéal et la Cruauté. Subjectivi­té et politique de la radicalisa­tion » (Lignes, 2015). Le 12 mai, il publie aux Editions du Seuil : « Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulma­n ».
Membre de l’Académie tunisienne, FETHI BENSLAMA est psychanaly­ste et professeur de psychopath­ologie à l’université Paris-Diderot. Il est l’auteur d’essais importants tels que « la Psychanaly­se à l'épreuve de l'islam » (Aubier, 2002) et « la Guerre des subjectivi­tés en islam » (Lignes, 2014). Il a récemment dirigé l’ouvrage « l'Idéal et la Cruauté. Subjectivi­té et politique de la radicalisa­tion » (Lignes, 2015). Le 12 mai, il publie aux Editions du Seuil : « Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulma­n ».
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