BUSINESS ET CINÉMA
Cannes : y aller ou pas ?
C’est ainsi. Sitôt sélectionné pour la compétition cannoise, tout film passe pour un prototype de ce que le cinéma a de meilleur à o rir. Nul n’ignore que certains ne méritent pas cette distinction, que d’autres ont été écartés injustement, mais peu importe, le label Cannes fascine, au point d’aveugler. « Les quelque vingt productions invitées à concourir pour la palme d’or composent une élite à laquelle tout le monde veut appartenir», dit un producteur. Quelques cinéastes renâclent, considèrent avoir été mal traités par le Festival ou estiment n’avoir rien à y gagner, mais eux-mêmes ne peuvent pas toujours résister à la pression de ceux qui les accompagnent: producteurs, acteurs, distributeurs, partenaires financiers. Aussi tel réalisateur, furieux en 2016 que son film n’ait pas été sélectionné et qui jure qu’on ne l’y reprendra plus, peut-il très bien postuler en 2017. Cela s’est déjà vu et se verra encore, le milieu est oublieux. Qu’il soit aussi rompu à toutes les formes de dissimulations et de menteries ne facilite pas le décryptage. Essayons cependant.
DES CONTRATS EN OR
A Cannes, en trois ou quatre projections, les films sont vus par les professionnels du monde entier. Tous l’a rment: « Le Festival est une caisse de résonance à nulle autre pareille. » Mais dès avant, le label a commencé d’opérer : une sélection en compétition assure de vendre le film dans dix ou quinze pays au moins. Nul besoin pour les acheteurs de voir celui-ci, la marque Cannes su t. Les contrats signés alors prévoient généralement des « bonus » liés à la présence du film au palmarès : autour de 30% pour la palme, un peu moins pour le grand prix et les prix d’interprétation, rien du tout pour le prix du scénario, ce mal-aimé. Et une participation à la compétition produit souvent un e et bénéfique au moment de la sortie : il ne fait aucun doute que, sans elle et le prix d’interprétation à Vincent Lindon, « la Loi du marché » n’aurait pas flirté avec le million de spectateurs. Quant à la palme, si elle ne garantit pas des gains colossaux, elle porte les résultats à des hauteurs auxquelles les films n’auraient pu prétendre: la palme 2014 décernée à « Winter Sleep », du cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan, a attiré dans les salles 350 000 personnes, quand le film précédent du même, « Il était une fois en Anatolie », plus court pourtant de 45 minutes, et seulement grand prix du jury, avait tout juste dépassé les 100 000 entrées.
Mais le poids de Cannes ne s’évalue pas qu’en chi res. Un distributeur: « Une présence en compétition est un marqueur pour l’entreprise, elle assure à un distributeur une crédibilité : les vendeurs le considèrent di éremment, tout devient moins di cile. En revanche, celui qui passe deux ou trois ans sans film à Cannes voit sa position sur le marché se fragiliser. Pourtant, on peut y avoir trois films et perdre un million dans l’année… ou n’en avoir aucun et gagner un million. »
Question d’image, de réputation, de pouvoir. Et pour ce qui est du prestige, il existe un Graal absolu pour les distributeurs français : présenter un des quatre, parfois cinq, films français en compétition. Tous se précipitent donc, spéculant sur le moment opportun, évaluant les chances des uns et des autres, alimentant la rumeur en vue de dévaluer insidieusement les concurrents. « C’est bien simple, dit l’un, pendant les semaines qui précèdent l’annonce de la sélection, les films des autres sont tous des ennemis. » Et de glisser au passage que tel film en lice est, paraît-il, particulièrement décevant.
LES FRANÇAIS PRÊTS À TOUT
Certes, « les Visiteurs » n’a pas été soumis à la sélection, et quelques autres non plus, mais ce sont des exceptions, qui presque toutes portent sur des productions conçues pour le grand public, auxquelles la présence à Cannes risquerait, sait-on jamais, de causer plus de tort que de bien. Pour le reste, quelque cent cinquante films français en moyenne sont, chaque année, présentés à la sélection, soit environ les deux tiers de la production annuelle. S’il fallait une preuve que le cinéma français calque son agenda sur celui de Cannes, la voilà. Tout le monde espère, le plus souvent contre toute logique, alors que nul ne sait à l’avance l’accueil qui sera fait au film : telle production annoncée triomphante peut se vautrer à la première projection, et le coup ne sera pas rattrapable. Un producteur, qui a payé pour savoir: « Il peut arriver que l’on soumette un film auquel personne ne croit vraiment, parce que les auteurs ont envie d’être à Cannes et que l’on se dit que l’on n’a rien à perdre. Mais quand par extraordinaire ce film se trouve sélectionné, étrangement, dès l’annonce tout le monde le pare de vertus jusqu’alors inconnues et se met à y croire. Soudain, la fragilité du film se trouve balayée, les acteurs sont géniaux, l’histoire insensée, les images à tomber, tout le monde marche à fond. » Tout le monde, c’est-à-dire le producteur, le distributeur, l’attaché de presse, les partenaires. Et si c’est les joues rougies que tous repartent pour Paris, ils s’en remettent : une sélection en compétition à Cannes est la plus belle ligne qu’un metteur en scène puisse inscrire sur son CV.
Et puis on se rappelle plus volontiers les réussites que les échecs. Alors, oui, les Français sont prêts à tout pour « être à Cannes ». Si la compétition n’a pas voulu d’eux, ils acceptent, si la proposition leur en est faite, la section Un Certain Regard, qui fait aussi partie de la sélection o cielle, ou choisissent la Quinzaine des Réalisateurs, qui d’année en année compte de plus en plus d’adeptes, ou, pour les premiers et deuxièmes films, la Semaine de la Critique. Pour lancer un film ou un cinéaste, les projecteurs cannois sont sans pareils ; ceux braqués sur la Quinzaine, notamment, sont très appréciés. « C’est bien simple, note cruellement un exploitant, pour être à Cannes certains accepteraient de voir leur film projeté dans les chiottes du dernier rade de la rue d’Antibes. » Forcément, cela finit par faire beaucoup de films.
CANNES VU D’AMÉRIQUE
Les seuls dans le monde à dessiner du Festival un tableau di érent sont les Américains. Parce qu’ils ne voient pas l’intérêt de livrer leurs films à une critique qui leur semble injustementféroce? Ce n’est pas la raison première: il importe avant tout que les agendas s’accordent, celui du film et celui de Cannes. Les « gros » films hollywoodiens sont distribués à partir de l’automne, avec les oscars en ligne de mire, et le piratage les contraint à sortir simultanément dans le monde entier. Pourquoi donc les montrer sur la Croisette en mai ? En réalité, tout est question d’objectifs: qui vise les oscars n’a pas intérêt à venir à Cannes. Si Steven Spielberg présente cette année son « Bon Gros Géant » (hors compétition), c’est que la sortie de ce spectacle familial est prévue pour juin. Et les metteurs en scène ont rarement leur mot à dire. Sean Penn participe à la compétition 2016 parce qu’il l’a voulu, mais aussi parce que, pour l’heure, son film n’a pas de distributeur aux Etats-Unis, donc personne pour imposer une stratégie di érente. En 2014, en revanche, Alejandro González Iñárritu n’avait pas obtenu de montrer
« Birdman », présenté finalement à Venise fin août: Fox Searchlight (le département « auteurs » de la Fox) souhaitait miser sur les oscars, stratégie validée par le succès. C’est que si la course aux oscars coûte cher, Cannes aussi, d’autant qu’aucun galonné des armées mexicaines qui sont à la tête des studios n’accepterait de ne pas être du voyage. Payer deux fois une fortune pour le même film ? Non. Alors, autant aller en septembre à Toronto, même continent : tout le monde parle l’anglais, c’est absolument sans risque, tandis qu’à Cannes il y a surtout des coups à prendre. Les chroniqueurs de tout poil y ont la dent dure : les mêmes qui, de juin à avril, se montrent éhontément complaisants envers des productions nulles et non avenues se transforment en pourfendeurs implacables, experts autopromus en matière d’art cinématographique. Décidément, Cannes change tout et tout le monde.
QUI PAIE ?
Si les Américains regardent à la dépense, qu’en est-il des autres, infiniment moins fortunés ? « Cannes coûte une blinde », tous le disent. Combien ça fait, en gros, une blinde? Là… Pour les films de la sélection o cielle, minoritaires donc, le Festival prend à sa charge l’hébergement pour trois nuits du metteur en scène et de deux acteurs. Il y a rarement deux acteurs seulement dans un film, et il n’y a pas que les acteurs qui veulent venir. Ils entendent de surcroît disposer sur place de maquilleurs, de coi eurs, certains de stylistes, et les tarifs pratiqués font dresser les cheveux sur les têtes. Aucune vedette n’accepte de faire le trajet de Nice à Cannes, une quarantaine de kilomètres, autrement qu’en hélicoptère. Un acteur souhaite se poser au Majestic, avec vue sur la mer? Fort bien. Tel autre ne trouvera le sommeil que dans une suite d’angle du Carlton? Personne ne dira que c’est impossible. Cannes s’impose, les stars disposent : sans elles, pas de glamour sur les marches, pas d’interviews, pas de photos, pas de télés. Le film, forcément, en pâtirait. Et puis, il y a les fêtes. Pas de présentation en compétition sans une fête, et si la fête est réussie… Jusqu’aux années 2000, Canal+ finançait les films, mais aussi les fêtes. Plus maintenant. Elles n’ont plus le même éclat. Mais elles coûtent quand même leur prix. Quel prix? Tout dépend du lieu, du nombre d’invités, de l’e et recherché. C’est l’une des constantes cannoises : tout le monde a rme que le Festival coûte une fortune aux professionnels, personne ne se hasarde à préciser ce qu’est cette fortune.
Ce qui est sûr, c’est que tout le monde paie. Mais «tout le monde qui»? A Cannes, les stars ne représentent pas que des films, mais encore des marques. Et, pour certaines, d’abord des marques. Donc, les marques de mode, de cosmétiques, de bijoux, paient elles aussi, certaines prenant en charge la quasi-totalité des frais. Personne ne s’en cache, l’unanimité est touchante : « On essaie tous de faire payer les autres. » Quant aux marques sans attaches contractuelles avec une star, elles peuvent toujours convaincre l’une des vedettes présentes de se montrer au dîner sur un bateau ou à la soirée dans une villa qu’elles organisent pour leurs meilleurs clients : il leur en coûtera quelques dizaines de milliers d’euros par tête, voilà tout. Cannes est un aspirateur. Un aspirateur de films, donc de talents, mais aussi de vanité, de prétention et, c’est peut-être le plus voyant, de fric (les retombées directes sur la région ont été estimées à 72 millions d’euros). Tout n’y est que poussière? Si l’on veut. En réalité, si tout le monde, ou presque, va au Festival, c’est parce que… tout le monde y va. Comme dit un distributeur qui n’a aucun film cette année mais qui y sera cependant, lui aussi : « Si vous n’y êtes pas, on vous enterre. »