L'Obs

COMMISSION EUROPÉENNE

Les défis de la crise des réfugiés

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L’accord signé le 18 mars entre la Turquie et l’UE pour endiguer le flux migratoire, qui revient à soustraite­r les réfugiés à un pays qui ne respecte pas les convention­s internatio­nales et qui bafoue la liberté de la presse, n’est-il pas déshonoran­t pour l’Europe ? Partons de la réalité. Si les Etats membres avaient fait ce que la Commission a proposé dès mai 2015, la situation serait di érente. Mais ce plan [qui instaurait notamment des quotas par pays pour l’accueil des réfugiés, NDLR] a été rejeté et certains pays ont préféré fermer leurs frontières, condamnant la Grèce à devenir un immense camp de réfugiés. La seule solution passait dès lors par un accord avec la Turquie. Je remarque que ceux qui critiquent cet accord n’ont jamais proposé d’alternativ­e réaliste. Mais je reconnais que si on se contente d’empêcher les réfugiés d’arriver en Europe, on aura raison de dénoncer une Europe qui abandonne sa mission humaniste. Le renvoi en Turquie des réfugiés qui sont venus en Europe de manière irrégulièr­e n’a de sens que si, en même temps, l’Europe non seulement cherche à améliorer leur sort sur le sol turc mais est également disposée à prendre des réfugiés de façon légale directemen­t de la Turquie, du Liban et de la Jordanie. C’est l’esprit de l’accord. Si on l’applique, on pourra montrer au monde qu’on est toujours en mesure d’assumer notre devoir humanitair­e. Ankara menace de ne pas remplir sa part du contrat si elle n’obtient pas les contrepart­ies promises. L’UE se retrouve donc contrainte de se soumettre au chantage d’un pays qui, encore une fois, ne respecte pas les droits de l’homme… Après s’être mutuelleme­nt ignorés pendant cinq ou six ans, on voit bien que se tourner le dos ne mène à rien. Nous avons besoin des Turcs pour faire face à cette crise, mais eux ont besoin de nous dans le contexte géopolitiq­ue actuel. Et une majorité de l’opinion publique turque veut toujours un rapprochem­ent avec l’UE. Mais ce n’est pas un rapprochem­ent sans condition. Nous accélérons un processus qui était déjà en cours pour permettre aux ressortiss­ants turcs de voyager en Europe sans visa. Mais cet engagement est soumis à des critères très clairs. Et si on rouvre le processus d’adhésion, ils ne pourront pas échapper à un dialogue sur les droits de l’homme. Depuis la signature de l’accord, 325migrant­s ont été renvoyés de Grèce en Turquie et 103 Syriens ont été réinstallé­s en Europe. Vous trouvez que c’est un bon bilan ? Le premier but de cet accord était d’arrêter en urgence la machine des passeurs. Cela semble fonctionne­r. Les arrivées en Grèce ont

Le Néerlandai­s Frans Timmermans, vice-président de la Commission européenne, chapeaute la crise des migrants. Il dresse un constat sans concession de la gestion de cette tragédie PROPOS RECUEILLIS PAR SARAH HALIFA-LEGRAND

considérab­lement ralenti: on est à 50, parfois 200migrant­s par jour, très loin des 6 000 et même, à l’automne dernier, 10 000 qu’on a vu débarquer avant l’accord. Pour le reste, non, ce n’est pas encore un bon bilan. Il faut aller plus vite. Avec plus de 50000migra­nts sur son sol, la Grèce est au bord de la crise humanitair­e. Comment en est-on arrivé là ? On a mis des mois pour augmenter la capacité des camps et on n’a pas encore trouvé tout le personnel compétent pour enregistre­r, étudier, traiter les demandes et les recours des réfugiés. Pourquoi? Parce qu’on doit faire face à un nombre massif de migrants mais aussi parce que les Grecs, qui ont longtemps laissé passer les réfugiés sans les enregistre­r pour ne pas avoir de problème, ont dû changer de logique. Ils font des e orts énormes. On va y arriver petit à petit, avec l’aide aussi des ONG et du HCR. L’Italie est-elle prête à faire face au nouvel a ux de migrants qui se prépare alors qu’elle en a déjà 150 000 sur son territoire ? Certains parlent de 100000pers­onnes qui voudraient traverser la Méditerran­ée depuis la Libye. Rome s’est préparée à cet a ux de migrants qui, à la di érence de la Grèce, sont principale­ment économique­s. Elle a mis aussi en place des hotspots. Mais, s’il y a une vague énorme, elle ne pourra faire face. Vous parlez du devoir humanitair­e de l’Europe, mais elle ne prévoit d’accueillir que 72 000 Syriens. Une goutte d’eau comparé aux 2,7 millions de Syriens réfugiés en Turquie… Ce serait déjà un bon départ, mais il ne faudra pas s’arrêter là... Les premiers réfugiés sont arrivés en Allemagne et aux Pays-Bas, les Portugais ont o ert d’en prendre 300. Et si on montre que cela peut fonctionne­r, petit à petit les pays aujourd’hui pas enthousias­tes vont se joindre à cet e ort indispensa­ble. Attendons de voir… Comment expliquez-vous que l’on ait si mal géré cette crise ? C’est la crise la plus grave que l’Europe ait traversée depuis la création de la CEE. Cela aurait pu cependant être gérable s’il n’y avait eu que cette crise. Mais elle vient s’ajouter à toute une série d’épreuves : la crise économique, sécuritair­e, écologique, démographi­que… L’Europe n’a plus confiance en elle-même, notre sécurité économique n’est plus garantie, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale les classes moyennes craignent que leurs enfants n’aient pas le même niveau de vie qu’elles, et voilà maintenant que notre identité est mise sous pression. On se retrouve en quelque sorte avec ce que les Américains appellent un perfect storm qui fait que la force la plus grande aujourd’hui en Europe et l’instrument politique le plus utile, c’est la peur. On réinvente en Europe quelque chose que l’on espérait avoir définitive­ment oublié : une politique identitair­e d’exclusion. Les partis populistes jouent de cette peur qui ouvre la voie à tous les amalgames: les migrants viennent nous enlever notre boulot, ils sont musulmans comme les terroriste­s, ils veulent nous imposer leur religion, etc. On entend aujourd’hui ce raisonneme­nt dans les partis d’extrême droite en Europe de l’Ouest comme dans certains gouverneme­nts d’Europe de l’Est, par exemple quand le Premier ministre slovaque dit qu’« on ne peut pas avoir des musulmans ici, qu’on ne peut pas accepter ça ». Cette crise pose un défi existentie­l à la société européenne. La grande question en Europe aujourd’hui est: est-ce qu’on est capable de vivre ensemble oui ou non ? La réponse à cette question déterminer­a le futur de notre constructi­on européenne. Les Etats membres, eux, pourront survivre à l’avènement des partis populistes qui se fondent sur une communauté exclusive. L’Union européenne, elle, non, elle ne pourrait pas survivre à cela. Dans votre essai, « Fraternité » (1), vous écrivez que nous sommes entrés « dans un monde qui va vivre avec des migrations permanente­s »… Quelles solutions communes prônezvous donc dans la durée? Je crois en e et que la situation actuelle sera la norme pour la génération qui vient. La Commission propose de réformer le règlement de Dublin [qui prévoit que les demandeurs d’asile soient enregistré­s dans le pays par lequel ils entrent dans l’UE, NDLR] car il va falloir se montrer solidaire avec les Etats membres particuliè­rement touchés pas l’immigratio­n. J’aimerais voir aussi se mettre en place au Maghreb, dans le Levant, dans les Balkans, en Afrique subsaharie­nne une politique de transforma­tion économique et sociale comparable à ce qu’on a fait avec les fonds structurel­s en Europe du Sud et de l’Est. Il faudrait que notre machine de transforma­tion se mette en marche pour des pays qui ne seront jamais membres de l’Union européenne. Vous faites partie de ceux qui préconisen­t de laisser aux Etats membres plus de pouvoir. Pourtant, la crise des réfugiés montre les limites de cette vision de l’Europe… C’est ainsi. On n’est plus dans cette Europe paternalis­te qui pouvait dire faites ceci ou cela et tout sera réglé. Nos citoyens focalisent leurs politiques et leurs attentes sur l’échelle nationale. On ne pourra donc pas créer une dimension européenne contre la volonté des Etats membres. Cette crise a prouvé que nous n’étions que la somme des pays européens. Le rôle de la Commission, c’est d’aider les Etats de l’UE à résoudre ensemble des problèmes qu’ils ne peuvent plus résoudre individuel­lement. La question des réfugiés – comme la question sécuritair­e – est principale­ment entre leurs mains. Finalement, c’est Angela Merkel qui a pallié l’impuissanc­e de la Commission à se faire entendre en prenant une nouvelle fois le leadership européen dans cette crise… Je ne suis pas sûr de vouloir entrer dans ce débatlà. La chancelièr­e allemande a fait un pas historique, complèteme­nt justifié moralement, que j’ai soutenu. Car elle ne l’a pas fait uniquement comme un Etat membre mais avec un esprit européen. Elle l’a fait car elle, qui a vécu derrière un mur pendant trente-cinq ans, ne veut pas de nouvelles frontières en Europe. Au delà de la crise des réfugiés, c’est pour ce message européen qu’elle a porté que j’ai tant d’admiration pour ce qu’elle a fait. (1) A paraître en France en septembre, aux Editions Philippe Rey.

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Camp de Nizip, en Turquie, près de la frontière syrienne.
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