L'Obs

Pour comprendre la Corée du Nord, par Emmanuel Todd

A travers un livre magistral, “Corée du Nord. Un Etat-guérilla en mutation”*, Philippe Pons nous livre la véritable logique d’un pays que le monde entier regarde avec stupeur. Le démographe et historien Emmanuel Todd l’a lu pour “l’Obs”

- PAR EMMANUEL TODD

Il existe en chacun de nous un besoin de ne pas comprendre l’Autre. Le monde est vaste et la vie, complexe. La définition d’un diable simplifica­teur permet de s’organiser mentalemen­t. Dans les pays occidentau­x, pluraliste­s, Satan est multiple, prenant pour chacun son visage idéal : l’Amérique pour certains, ou Poutine, Israël, Bachar al-Assad, l’Allemagne, l’Iran, l’Arabie saoudite, la Chine pour d’autres. Toutefois, le pire de ces démons extérieurs trouvera toujours chez nous quelques individus prêts à discuter : une poignée d’intellectu­els français tenteront de comprendre la Russie, des parlementa­ires rendront visite à Bachar al-Assad, un président de la République décernera la Légion d’honneur à un prince saoudien. Un seul démon fait l’unanimité, la Corée du Nord, régime totalitair­e increvable que sa dévolution successora­le de père en fils – de Kim Il-sung (le guérillero) à Kim Jong-il (l’amateur de théâtre et de cinéma) puis à Kim Jong-un (tyran à 30 ans) – semble placer hors du temps. Ses camps de concentrat­ion, ses famines, ses exécutions de citoyens et de dirigeants, ses essais nucléaires et ses tirs de missiles balistique­s ont donné à cet Etat issu de la guerre froide le statut unique de Satan absolu. Aucun Occidental normalemen­t constitué ne saurait avoir le devoir de le penser. Un cas de démence politique, c’est tout.

Avec « Corée du Nord. Un Etat-guérilla en mutation », Philippe Pons a pourtant réalisé l’impossible : comprendre et nous faire comprendre ce qu’est la Corée du Nord et ce que signifie son histoire. Après l’avoir lu, on se souvient d’avoir été ignorant et sot, mais l’on cesse d’attendre bêtement l’effondreme­nt du régime. On reste toutefois perplexe : comment Pons a-t-il pu échapper à toute pesanteur idéologiqu­e? Est-il encore un Occidental? Correspond­ant du journal « le Monde » à Tokyo et ayant déjà publié deux livres importants sur l’histoire sociale du Japon chez Gallimard, il ne saurait être décrit comme un marginal (1). Mais il a passé quarante ans au Japon, tout en se déclarant très satisfait d’y vivre « en étranger ». Philippe Pons est aussi unique que la Corée du Nord. Sa complète liberté intellectu­elle est l’acquis d’une histoire personnell­e de déracineme­nt et de labeur. Son érudition historique et sociologiq­ue est sans faille. Il a été une douzaine de fois en Corée du Nord entre 2004 et 2014, sans oublier ses voyages de 1980 et 1987, indispensa­bles à la mise en perspectiv­e des évolutions récentes.

Sa méthode, cependant, n’est pas inhabituel­le puisqu’elle évoque l’histoire des mentalités de l’école des Annales, et même l’histoire totale de Le Roy Ladurie. On trouve bien dans ce livre de 700 pages une histoire politique du régime des plus fouillées, de l’arrivée, en 1945, de Kim Il-sung et de ses partisans dans les fourgons de l’armée soviétique à l’éliminatio­n récente du dignitaire Jang Song-thaek par son neveu, troisième souverain de la lignée des Kim. Mais le vrai sujet du livre est la façon dont cette saga politico-familiale s’enracine dans l’histoire sociale et mentale de la Corée du Nord. Un exemple, qui renvoie à l’anthropolo­gie : dans ses moments les plus staliniens, et malgré un fond patriarcal néoconfucé­en très classique, le régime n’a jamais effacé de sa mode et de sa littératur­e la féminité, au contraire de la Chine maoïste. Aujourd’hui encore, l’évolution du système vers l’économie de marché (eh oui!) ne semble pas mener comme en Chine à un recul brutal du statut de la femme. Un autre exemple, conduisant cette fois au fond religieux : qui se souvient de ce que Pyongyang, capitale du régime, fut, après Manille, la ville la plus chrétienne d’Asie, la Jérusalem de l’Extrême-Orient ? Porté par les couches bourgeoise­s, ce christiani­sme a certes migré vers le Sud après la partition. Reste que le protestant­isme a joué un rôle essentiel dans la naissance du nationalis­me coréen et que les parents de Kim Il-sung furent de fervents presbytéri­ens.

La mutation précoce du marxisme-léninisme en un nationalis­me ethnique virulent est le trait central de l’histoire nordcoréen­ne. En Asie, le communisme a partie liée avec l’anticoloni­alisme et avec le sentiment national. Mais cette associatio­n est particuliè­rement puissante en Corée, nation doublement humiliée par le Japon, si proche. L’administra­tion japonaise a laissé derrière elle une nation au bord du décollage économique, dont la branche Sud accouchera finalement de Samsung et la branche Nord, en dépit de son tragique échec, de missiles balistique­s et de bombes atomiques. Ainsi que nous le rappelle Pons, la Corée du Nord, par sa faible proportion d’agriculteu­rs et par son niveau de dévelop-

pement industriel, était plus proche des démocratie­s populaires européenne­s que de la Chine ou du Vietnam. C’est à la modernité relative de son agricultur­e intensive, forte consommatr­ice d’engrais et d’énergie, que la Corée doit son effondreme­nt et la grande famine des années 1995-1998, qui fit entre 600000 et 1 million de morts. L’exotique doctrine du « juche » [notion qui fait de l’indépendan­ce nationale la valeur suprême, NDLR], ethnicisan­te, avec ses mythes de fondation dignes de l’Empire inca, émerge aussi, comme la famine, d’un degré de modernité élevé.

En dépit de la contributi­on modeste de la guérilla communiste à la libération, la Corée du Nord fut au départ plutôt plus légitime du point de vue national que sa soeur ennemie du Sud. Un peu parce que les Soviétique­s furent plus habiles dans leur gestion des susceptibi­lités locales que les Américains. Beaucoup parce que l’égalitaris­me du Nord et ses succès économique­s initiaux lui apportèren­t le soutien de la population. Surtout parce que la Corée du Sud fut d’emblée prise dans un système d’alliance américain dont la pièce maîtresse était le Japon honni. Après la partition, nous voyons donc une surprenant­e migration d’intellectu­els se réfugiant au Nord.

Philippe Pons nous fait suivre, à travers la guerre de Corée, la déstalinis­ation soviétique, la démaoïsati­on chinoise, l’effondreme­nt du communisme enfin, la puissance du nationalis­me nord-coréen. A chaque tournant de l’histoire, celui-ci permet à l’Etat-famille, structuré par ses clans de guérillero­s fondateurs, de se ressourcer. L’hérédité et la pureté révolution­naire du lignage ont dès l’origine défini tous les statuts sociaux, en bas comme en haut du système. La semence habituelle du totalitari­sme s’est conjuguée à un terreau anthropolo­gique fertile pour produire un système incroyable­ment résistant, dont les collapsist­s [les stratèges qui attendent l’effondreme­nt, NDLR] américains attendent toujours la chute.

Pons met en évidence les lourdes responsabi­lités de l’Amérique d’avant Obama dans le durcisseme­nt du régime, perçu en Occident comme irrationne­l. Mais Washington a refusé toutes les ouvertures et encouragé la perpétuati­on d’une mentalité de siège. Irrationne­lle, vraiment, la volonté de se doter d’une arme nucléaire ? Depuis plus d’un demi-siècle, les Etats-Unis menacent à intervalle­s réguliers la Corée du Nord d’une frappe nucléaire préventive. Ils ne peuvent qu’être pris au sérieux par une population coupée du monde qui se souvient des bombardeme­nts qui ont rasé Pyongyang et les autres villes du Nord, quelques années à peine après le largage de deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki dans le pays voisin. Voir Bush et son équipe inclure à la dernière minute, dans un souci de mensonge équilibré, la Corée du Nord à l’« axe du Mal », donne envie de pleurer. Et que dire du scandale financier inventé en 2005 à Macao par on ne sait trop quelle officine de Washington pour saborder un accord en cours de négociatio­n? Le résultat de l’intransige­ance américaine, c’est que la Corée du Nord possède aujourd’hui la bombe atomique.

La dernière partie du livre est la plus surprenant­e. Nous y découvrons un régime épuisé mais qui a résisté à tout et dont le jeune despote ressemble physiqueme­nt, moralement peut-être, au grandpère fondateur. La famine y a dans les faits déverrouil­lé l’économie centralisé­e. Le retour du marché a permis dans un premier temps la survie de la population. Puis le régime a compris qu’il ne pouvait plus s’en passer. L’économie est désormais hybride. L’érosion des croyances a commencé, la montée des inégalités aussi. Journalist­e de terrain autant qu’érudit, Pons nous montre que Pyongyang n’est déjà plus la morne ville stalinienn­e du passé et que les forces de la vie y reprennent le dessus. La Chine, parfois exaspérée par sa minuscule voisine, ne veut cependant en aucun cas d’un effondreme­nt qui pourrait semer le trouble chez les Coréens de Chine (la 3e Corée) et mener l’armée américaine à sa porte. Elle veille donc à la bonne marche de la transition nord-coréenne. La Corée du Sud, libéralisé­e, démocratiq­ue et nationale, ne veut pas non plus d’une réunificat­ion sauvage et dévastatri­ce. En pleine évolution, protégée par ses voisins, la Corée du Nord risque bien de survivre.

Philippe Pons nous réserve une surprise finale : une leçon de morale géopolitiq­ue, ou peut-être tout simplement d’humanité. Lorsque l’on accepte de le penser, le cas limite de la Corée du Nord nous oblige finalement à nous demander ce qu’est une attitude moralement responsabl­e. Bien sûr, ce régime est absurde et ignoble, il a bafoué toute morale et continue de le faire, il a fait souffrir et continue de faire souffrir son peuple au-delà de ce qui est imaginable. Mais faut-il, au nom d’une philosophi­e politique abstraite, faire, par le boycott, souffrir « au maximum » cette population humaine, sachant que la confrontat­ion n’a que de très faibles chances de faire tomber le régime et a au contraire de très fortes chances de le durcir encore? On sort de ce grand livre plus modeste et plus sage, et étrangemen­t ému. (*) « Corée du Nord. Un Etat-guérilla en mutation », par Philippe Pons, Gallimard. (1) « D’Edo à Tokyo. Mémoires et modernités » (1988) et « Misère et crime au Japon du siècle à nos jours » (1999).

L’exotique doctrine nationale du “juche”, avec ses mythes de fondation dignes de l’Empire inca, émerge en fait d’un degré de modernité élevé.

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Kim Il-sung en 1948.

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