L'Obs

Hillary Clinton

Pourquoi l’Amérique la déteste

- DE NOTRE CORRESPOND­ANT AUX ETATS-UNIS, PHILIPPE BOULET-GERCOURT

Titres récents du « Washington Post » : « L’année des candidats que l’on hait », « Pourquoi Hillary Clinton est un moindre mal par rapport à Donald Trump ». S’il y a bien une narration qui domine cette campagne présidenti­elle de 2016, c’est cette image de deux finalistes historique­ment détestés par l’Amérique. On peut même parler de haine en ce qui concerne Trump, dont la cote de désamour sort pratiqueme­nt du graphique tellement elle est élevée (53% d’opinions « très défavorabl­es » selon la moyenne des sondages, du jamais-vu). Mais le rejet de Clinton est lui aussi anormaleme­nt fort, avec 37% d’opinions très négatives.

Cela mérite quelques bémols. Bill Clinton, à l’époque de sa première campagne (avril 1992), a chait le même déficit entre opinions positives et négatives que son épouse aujourd’hui. Et comme le note Brendan Nyhan, un politologu­e de Dartmouth College [université privée du New Hampshire, NDLR] qui a étudié de près la question, « la cote de popularité des candidats ne joue pas un rôle important en ce qui concerne le résultat final des élections. Le pourcentag­e d’opinions très négatives s’atténue généraleme­nt à l’approche du scrutin et, dans chaque camp, les électeurs ont tendance à se rallier derrière leur candidat, le regardant du coup sous un jour plus favorable. Une exception possible est Donald Trump, tellement son score négatif est élevé. »

N’empêche. Le désamour de l’Amérique envers Hillary Clinton est fascinant, il mérite qu’on le dissèque point par point. Le résultat est instructif et parfois surprenant…

“ELLE N’A AUCUN CHARISME”

C’est l’un des reproches qui revient le plus souvent : mauvaise oratrice, raide dans les meetings, dépourvue de charisme. En un mot, le genre de candidat avec qui l’on n’a aucune envie de partager une bière. Interviewé­e par Glenn Thrush, de « Politico », Hillary a reconnu ses défauts : « Je ne suis pas une politicien­ne naturelle, pas comme mon mari ou Barack Obama », « faire campagne est le plus di cile pour moi […]. Quand je dois me présenter à des gens et leur dire “Je vous demande de voter pour moi”, je dois vraiment faire un e ort. » « Quand elle a un job, comme au Sénat ou au Départemen­t d’Etat, les gens voient à quel point elle est compétente. Mais elle n’est pas bonne en campagne, et cela lui cause du tort en permanence », constate Rick Ridder, un consultant démocrate qui faisait partie de l’équipe de campagne de Bill en 1992 et connaît bien les Clinton.

Cela dit, le camp « Hillary-est-nulle » ignore une autre réalité : quand elle est dos au mur, la candidate peut faire preuve d’une combativit­é peu commune. En octobre dernier, les congressme­n républicai­ns l’avaient soumise à onze heures d’audition sur l’a aire Benghazi (les circonstan­ces de l’assassinat de l’ambassadeu­r américain en Libye, et la façon dont le

Départemen­t d’Etat avait géré le dossier). Affichant une endurance et des nerfs d’acier, elle les avait tout simplement ridiculisé­s. Et face à Bernie Sanders, lors des débats télévisés, elle s’en est souvent très bien tirée.

“ELLE SE CONTREDIT TOUT LE TEMPS”

Comment faire confiance à une candidate qui dit tout et son contraire ? Un jour favorable au libre-échange ou au gaz de schiste, le lendemain hostile… Bref, une opportunis­te sans principes. Le jugement est excessif. Oui, Hillary Clinton est capable de changer de position pour s’adapter à l’évolution de l’électorat. C’est ce qui s’appelle faire de la politique. Le candidat Obama a lui aussi évolué, tout comme Bernie Sanders sur les armes à feu, sans même parler de Donald Trump, capable de changer d’avis trois, quatre ou cinq fois sur le même sujet. Pourquoi Hillary se retrouve-t-elle en première ligne ? Pour trois raisons. Tout d’abord, « son message manque de cohérence, explique Dennis Goldford, prof de science politique à Drake University, dans l’Iowa. Elle joue souvent la carte de la politique identitair­e [le fait de cibler tel ou tel groupe d’électeurs, NDLR] mais mélange cela avec d’autres messages plus universels. Elle a du mal à tisser un discours qui dépasse sa seule ambition et la fasse oublier. » Deuxièmeme­nt, elle est sur le devant de la scène nationale depuis plus de vingt ans, ce qui, mécaniquem­ent, multiplie les occasions de changer de position. La troisième raison est moins évidente. Hillary Clinton est une femme politique qui adore se plonger dans la minutie de problèmes appelant rarement des réponses simples. « Je la perçois comme quelqu’un de très sensible à ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, on la voit réfléchir en temps réel, cherchant la bonne réponse qui tiendra compte des contrainte­s, observe Peter Levine, professeur à Tufts University. Ses réponses peuvent être complexes parce qu’elle tente de répondre honnêtemen­t. Une accro de l’action politique : d’une certaine façon, c’est une marque de sincérité ! »

“C’EST UNE MENTEUSE CONGÉNITAL­E”

Phrase célèbre de William Safire, éditoriali­ste conservate­ur du « New York Times », en 1996. Elle continue de coller aux basques de la candidate : dans un récent sondage, la moitié des personnes interrogée­s estiment qu’elle n’est « pas du tout » honnête et 18% qu’elle l’est seulement « un peu ». Si l’on s’en tient à la campagne en cours, cette impression correspond-elle à la réalité ? Le site PolitiFact, unanimemen­t respecté, a examiné à la loupe les propos de campagne de Clinton et conclu que 50% étaient totalement ou largement exacts (sur le fond). Cela peut paraître faible, mais elle enregistre un meilleur score que ceux de Sanders (49%) ou Trump (9% !). « Tout suggère que, contrairem­ent à l’impression populaire, Clinton est relativeme­nt honnête pour une politique », estime Nicholas Kristof, éditoriali­ste au « New York Times ».

“ELLE TRAÎNE DES CASSEROLES”

Whitewater, Travelgate, Benghazi, Emailgate, Fondation Clinton… Avec les Clinton, on n’est jamais à court de scandales ! Certains soupçons sont fondés, par exemple ceux qui portent sur le mélange des genres entre action caritative réelle et intérêt personnel des Clinton avec leur fondation. D’autres sont des pseudo-affaires éternellem­ent attisées par la droite depuis près d’un quart de siècle, qui ont fini par laisser une impression durable dans l’opinion.

Mais il y a très peu de chances que le « scandale » du jour, l’usage d’un compte privé pour ses e-mails quand elle était secrétaire d’Etat, débouche sur des inculpatio­ns.

Le problème, avec les Clinton, est qu’il est difficile de faire la part entre les soupçons légitimes et la simple lassitude des Américains. « Une bonne partie des attaques la visant est liée à son immense notoriété, au fait qu’elle est Hillary Clinton et fait partie de la famille politique la plus connue d’Amérique », note Nancy Cohen, auteure d’un livre sur les femmes politiques américaine­s. « Quand vous êtes, comme Hillary Clinton, depuis longtemps en politique... cela tend à donner de vous une image vieillie, qui que vous soyez et quoi que vous fassiez », souligne Brendan Nyhan, à Dartmouth College.

“ELLE SYMBOLISE L’ESTABLISHM­ENT”

Campagne présidenti­elle de 1972. Un couple de jeunes volontaire­s démocrates se démène au Texas pour faire élire George McGovern et son « mouvement de la réforme ». Ils s’appellent Bill et Hillary Clinton… « Une partie de la vague Sanders n’a rien de nouveau, explique Peter Levine, à Tufts University, cela fait longtemps qu’il y a des candidats de gauche chez les démocrates, McGovern ou encore Jesse Jackson, en 1988. La différence, c’est qu’à l’époque le parti était quelque chose qui comptait, même si vous étiez un insurgé. Aujourd’hui, il a perdu presque toute son importance, et cela joue un rôle dans cette campagne où Hillary Clinton a été associée sa vie durant au Parti démocrate. »

Ce rejet de l’establishm­ent – entendez, du parti politique comme institutio­n – est particuliè­rement fort chez les jeunes : en 2004, un jeune adulte sur dix était encore actif dans un parti politique, contre seulement un sur quarante dix ans plus tard. Mais si Clinton incarne le monde ancien, elle n’est pas la seule ballottée par cette lame de fond : tous les candidats républicai­ns associés à leur parti ont été éliminés lors des primaires. « La campagne de 2016 semble moins se jouer sur des problèmes spécifique­s que sur l’impression générale que Washington est en panne, note Lee Miringoff, directeur du Marist Institute for Public Opinion. Les gens ont entendu dire depuis des années qu’il y avait des solutions à leurs problèmes, mais ils ne les voient pas venir. Déjà, en 2008, ils avaient élu Obama en partie parce qu’il allait changer les choses, inventer un nouveau style de gouverneme­nt. Cela ne s’est pas produit et nous a donné le Tea Party deux ans plus tard, mais les républicai­ns qui l’ont porté ont eux aussi été déçus par l’establishm­ent. Au final, vous avez un grand nombre d’électeurs insatisfai­ts, à droite comme à gauche. »

“ELLE N’EST PAS AUTHENTIQU­E”

Avec « establishm­ent », « authentiqu­e » est l’autremot-clédecette­présidenti­elle.Hillary serait prudente, calculatri­ce, fausse même, se réfugiant derrière des formules creuses et des slogans convenus. Bernie Sanders, à l’inverse, a toujours été fidèle à des conviction­s qui n’ont pas changé et il « dit les choses comme elles sont » (on entend la même assertion, à droite, au sujet de Donald Trump).

Il est vrai que le contraste ne joue pas à l’avantage de la candidate : elle a toujours fait preuve d’une grande prudence et donne souvent l’impression de porter un gilet pare-balles. C’est donc en partie une affaire de personnali­té. C’est aussi le produit d’une relation extraordin­airement difficile avec les médias, une méfiance mutuelle que le charme de Bill faisait parfois oublier durant sa présidence mais que les chiens de garde de la com de l’ex-First Lady ont par la suite exacerbée. Sur ce plan, cela dit, Hillary a fait beaucoup de progrès depuis 2008.

Un dernier facteur, dans cette image de candidate qui manque d’authentici­té, ramène à son réalisme viscéral et son goût pour la complexité. « Tout dépend de la façon dont vous percevez les contrainte­s de la politique, explique le Pr Levine. Vous

pouvez estimer que le changement est difficile et que les présidents n’accompliss­ent pas grand-chose. Mais si vous êtes plus optimiste et croyez au Grand Soir, vous aurez probableme­nt moins de sympathie pour Hillary Clinton. »

“ELLE JOUE LA CARTE FÉMININE…”

« Franchemen­t, si Hillary Clinton était un homme, je pense qu’elle n’obtiendrai­t même pas 5% des voix. […] La seule chose qu’elle a pour elle est de jouer la carte féminine. » Inutile de dire que ces propos de Trump ont été accueillis comme il se devait par la candidate… Mais ils font écho à une critique que l’on entend parfois : Hillary mène une campagne identitair­e et drague ostensible­ment le vote féminin. On a même vu ses alliées, comme la féministe Gloria Steinem ou l’ex-secrétaire d’Etat Madeleine Albright, tenter de culpabilis­er les femmes qui ne voteraient pas pour elle.

La candidate ne met effectivem­ent pas en sourdine la perspectiv­e historique d’élire une femme présidente, à la différence de sa campagne de 2008. La MaisonBlan­che est « le plus haut et le plus dur à briser » des « plafonds de verre » sur lesquels bute l’ascension des femmes, et après plus de deux cents ans d’histoire et 44 présidents mâles, « il est temps ». Mais il ne s’agit pas, loin de là, d’un thème central de sa campagne. S’il y a une coloration sexiste, elle est à chercher dans la campagne et le personnage de Trump, mais aussi dans l’attitude des médias. Les journalist­es qui ironisent sur sa supposée tendance à « crier » ne feraient jamais ce commentair­e au sujet d’un homme. « Les critiques reprochant à Clinton de crier ou de ne pas être amène sont très similaires aux attaques mettant en cause la masculinit­é de Marco Rubio, note Nancy Cohen, l’essayiste. Il est choquant de voir à quel point cette sorte d’hypermascu­linité crue a été injectée dans la campagne par Trump, il puise dans l’anxiété d’hommes blancs en train de perdre l’avantage qu’ils ont eu pendant des siècles d’histoire américaine. »

“…MAIS LES FEMMES NE L’AIMENT PAS…”

Clinton est plus populaire dans l’électorat féminin que chez les hommes, surtout les Blancs, mais la moitié des électrices prévoyant de voter en novembre ont d’elle une opinion défavorabl­e. Ce n’est pas si surprenant que cela. « Contrairem­ent aux idées reçues, les électrices ont tendance à voter sur des critères très similaires à ceux des électeurs masculins. Les préférence­s partisanes et politiques sont bien plus importante­s que l’âge ou le sexe des candidats », indique Jeanne Zaino, politologu­e à Iona College, dans l’Etat de New York.

Mais l’impopulari­té féminine de Clinton n’est pas nouvelle. Pendant sa campagne sénatorial­e de 2000, plus de 40% des femmes déclaraien­t préférer son adversaire (un homme). La sociologue Colleen Butler-Sweet avance deux explicatio­ns : « Un, le barrage incessant d’attaques de droite contre son caractère ; deux, le fait qu’un certain nombre de femmes internalis­ent les attaques sexistes, il y a chez elles une tendance à souscrire aux propos négatifs concernant les femmes en général et Hillary Clinton en particulie­r. » Jeanne Zaino raconte de son côté qu’elle serait « bien en peine d’identifier une ou deux de ses étudiantes, pourtant démocrates, soutenant Hillary ! ». Elles préfèrent comme beaucoup de femmes jeunes Sanders à Clinton, par 61% contre 30%. « Mais c’est moins un vote contre Hillary qu’un soutien à Sanders, nuance Colleen Butler-Sweet. Le moment venu, elles se reporteron­t sur Hillary. »

Cette performanc­e exécrable a pris de court l’équipe Clinton, mais elle n’a rien de mystérieux. « Pour cette génération de “millennial­s”, l’événement majeur a été la grande récession de 2008, explique la sociologue. Elles ont vu leurs parents perdre leur épargne-retraite et se retrouver incapables de financer leurs études universita­ires. Beaucoup d’entre elles ont dû s’endetter. Alors, quand elles voient un candidat comme Bernie, qui dénonce les millionnai­res et promet une université gratuite, cela provoque chez elles une adhésion viscérale. » Et si elles ne sont pas insensible­s à la perspectiv­e d’une femme présidente, leur autre expérience – le 11-Septembre – a complèteme­nt éclipsé la lutte féministe passée et l’action de Hillary Clinton dans ce domaine. « Par exemple, elles ne savent pas qu’elles doivent pour une large part la “pilule du lendemain” à une loi que Hillary a contribué à faire voter », note Butler-Sweet.

Dernier facteur : à l’université, elles sont désormais majoritair­es et n’ont pas encore été confrontée­s au sexisme, bien réel, dans la vie profession­nelle.

“ELLE EST TROP À GAUCHE”

Les pro-Sanders glissent un peu vite sur cette réalité : Hillary Clinton est détestée par des millions d’électeurs de droite, qui voient en elle une dangereuse féministe radicale. « Au sein du Parti républicai­n et parmi de nombreux indépendan­ts, il y a une méfiance et une suspicion énormes, pour ne pas parler de haine pure, à l’égard de Hillary Clinton, rappelle Dennis Goldford, à Drake University. Elle est pour eux trop à gauche et la politique identitair­e, centrée sur les

femmes, a toujours dérangé pas mal de républicai­ns. Et pour compléter le tableau, ils la jugent moralisatr­ice. »

Dans l’électorat en général, le glissement à gauche du Parti démocrate ne doit pas faire oublier que l’Américain moyen – pas forcément celui qui vote lors des primaires – continue d’être favorable au capitalism­e (60% selon Gallup, contre 61% six ans plus tôt) et rebuté par le socialisme (35% y sont favorables, contre 36% en 2010). Obligée de tenir compte de cette réalité, Hillary adopte souvent une ligne inconforta­ble d’équilibris­te, au risque de mécontente­r à la fois droite et gauche.

“ELLE EST TROP À DROITE”

Un reproche central dans l’offensive de Sanders, qui a dénoncé sans relâche les liens chaleureux de Hillary avec Wall Street, et en particulie­r ses discours grassement payés. Aucun doute, l’attaque fait mouche auprès de nombreux démocrates, dont beaucoup n’ont jamais pardonné à Bill Clinton d’avoir nommé un ancien PDG de Goldman Sachs secrétaire au Trésor et qui reprochent à Obama d’avoir lui aussi été trop coulant.

Ces Hillary-sceptiques ne prennent pas pour argent comptant les virages à gauche de la candidate qui a, entre autres, beaucoup durci ses propos sur Wall Street. Pour eux, il s’agit de paroles opportunis­tes qui seront bien vite oubliées après l’élection. En réalité, la relative « gauchisati­on » n’est pas seulement un calcul tactique de campagne de la candidate, elle s’adapte à un électorat démocrate bien plus à gauche et ethniqueme­nt divers que celui qui avait élu et réélu son époux. Par ailleurs, même si l’idéologie de Hillary reste difficile à cerner, nombreux sont ceux qui la croient depuis toujours plus à gauche que Bill. C’est à vérifier. Avec Hillary, bien des mystères restent entiers.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Hillary Clinton devant le Congrès le 22 octobre 2015. Souriante et imperturba­ble, elle répond aux questions des républicai­ns sur l’affaire Benghazi onze heures durant.
Hillary Clinton devant le Congrès le 22 octobre 2015. Souriante et imperturba­ble, elle répond aux questions des républicai­ns sur l’affaire Benghazi onze heures durant.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France