Hillary Clinton
Pourquoi l’Amérique la déteste
Titres récents du « Washington Post » : « L’année des candidats que l’on hait », « Pourquoi Hillary Clinton est un moindre mal par rapport à Donald Trump ». S’il y a bien une narration qui domine cette campagne présidentielle de 2016, c’est cette image de deux finalistes historiquement détestés par l’Amérique. On peut même parler de haine en ce qui concerne Trump, dont la cote de désamour sort pratiquement du graphique tellement elle est élevée (53% d’opinions « très défavorables » selon la moyenne des sondages, du jamais-vu). Mais le rejet de Clinton est lui aussi anormalement fort, avec 37% d’opinions très négatives.
Cela mérite quelques bémols. Bill Clinton, à l’époque de sa première campagne (avril 1992), a chait le même déficit entre opinions positives et négatives que son épouse aujourd’hui. Et comme le note Brendan Nyhan, un politologue de Dartmouth College [université privée du New Hampshire, NDLR] qui a étudié de près la question, « la cote de popularité des candidats ne joue pas un rôle important en ce qui concerne le résultat final des élections. Le pourcentage d’opinions très négatives s’atténue généralement à l’approche du scrutin et, dans chaque camp, les électeurs ont tendance à se rallier derrière leur candidat, le regardant du coup sous un jour plus favorable. Une exception possible est Donald Trump, tellement son score négatif est élevé. »
N’empêche. Le désamour de l’Amérique envers Hillary Clinton est fascinant, il mérite qu’on le dissèque point par point. Le résultat est instructif et parfois surprenant…
“ELLE N’A AUCUN CHARISME”
C’est l’un des reproches qui revient le plus souvent : mauvaise oratrice, raide dans les meetings, dépourvue de charisme. En un mot, le genre de candidat avec qui l’on n’a aucune envie de partager une bière. Interviewée par Glenn Thrush, de « Politico », Hillary a reconnu ses défauts : « Je ne suis pas une politicienne naturelle, pas comme mon mari ou Barack Obama », « faire campagne est le plus di cile pour moi […]. Quand je dois me présenter à des gens et leur dire “Je vous demande de voter pour moi”, je dois vraiment faire un e ort. » « Quand elle a un job, comme au Sénat ou au Département d’Etat, les gens voient à quel point elle est compétente. Mais elle n’est pas bonne en campagne, et cela lui cause du tort en permanence », constate Rick Ridder, un consultant démocrate qui faisait partie de l’équipe de campagne de Bill en 1992 et connaît bien les Clinton.
Cela dit, le camp « Hillary-est-nulle » ignore une autre réalité : quand elle est dos au mur, la candidate peut faire preuve d’une combativité peu commune. En octobre dernier, les congressmen républicains l’avaient soumise à onze heures d’audition sur l’a aire Benghazi (les circonstances de l’assassinat de l’ambassadeur américain en Libye, et la façon dont le
Département d’Etat avait géré le dossier). Affichant une endurance et des nerfs d’acier, elle les avait tout simplement ridiculisés. Et face à Bernie Sanders, lors des débats télévisés, elle s’en est souvent très bien tirée.
“ELLE SE CONTREDIT TOUT LE TEMPS”
Comment faire confiance à une candidate qui dit tout et son contraire ? Un jour favorable au libre-échange ou au gaz de schiste, le lendemain hostile… Bref, une opportuniste sans principes. Le jugement est excessif. Oui, Hillary Clinton est capable de changer de position pour s’adapter à l’évolution de l’électorat. C’est ce qui s’appelle faire de la politique. Le candidat Obama a lui aussi évolué, tout comme Bernie Sanders sur les armes à feu, sans même parler de Donald Trump, capable de changer d’avis trois, quatre ou cinq fois sur le même sujet. Pourquoi Hillary se retrouve-t-elle en première ligne ? Pour trois raisons. Tout d’abord, « son message manque de cohérence, explique Dennis Goldford, prof de science politique à Drake University, dans l’Iowa. Elle joue souvent la carte de la politique identitaire [le fait de cibler tel ou tel groupe d’électeurs, NDLR] mais mélange cela avec d’autres messages plus universels. Elle a du mal à tisser un discours qui dépasse sa seule ambition et la fasse oublier. » Deuxièmement, elle est sur le devant de la scène nationale depuis plus de vingt ans, ce qui, mécaniquement, multiplie les occasions de changer de position. La troisième raison est moins évidente. Hillary Clinton est une femme politique qui adore se plonger dans la minutie de problèmes appelant rarement des réponses simples. « Je la perçois comme quelqu’un de très sensible à ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, on la voit réfléchir en temps réel, cherchant la bonne réponse qui tiendra compte des contraintes, observe Peter Levine, professeur à Tufts University. Ses réponses peuvent être complexes parce qu’elle tente de répondre honnêtement. Une accro de l’action politique : d’une certaine façon, c’est une marque de sincérité ! »
“C’EST UNE MENTEUSE CONGÉNITALE”
Phrase célèbre de William Safire, éditorialiste conservateur du « New York Times », en 1996. Elle continue de coller aux basques de la candidate : dans un récent sondage, la moitié des personnes interrogées estiment qu’elle n’est « pas du tout » honnête et 18% qu’elle l’est seulement « un peu ». Si l’on s’en tient à la campagne en cours, cette impression correspond-elle à la réalité ? Le site PolitiFact, unanimement respecté, a examiné à la loupe les propos de campagne de Clinton et conclu que 50% étaient totalement ou largement exacts (sur le fond). Cela peut paraître faible, mais elle enregistre un meilleur score que ceux de Sanders (49%) ou Trump (9% !). « Tout suggère que, contrairement à l’impression populaire, Clinton est relativement honnête pour une politique », estime Nicholas Kristof, éditorialiste au « New York Times ».
“ELLE TRAÎNE DES CASSEROLES”
Whitewater, Travelgate, Benghazi, Emailgate, Fondation Clinton… Avec les Clinton, on n’est jamais à court de scandales ! Certains soupçons sont fondés, par exemple ceux qui portent sur le mélange des genres entre action caritative réelle et intérêt personnel des Clinton avec leur fondation. D’autres sont des pseudo-affaires éternellement attisées par la droite depuis près d’un quart de siècle, qui ont fini par laisser une impression durable dans l’opinion.
Mais il y a très peu de chances que le « scandale » du jour, l’usage d’un compte privé pour ses e-mails quand elle était secrétaire d’Etat, débouche sur des inculpations.
Le problème, avec les Clinton, est qu’il est difficile de faire la part entre les soupçons légitimes et la simple lassitude des Américains. « Une bonne partie des attaques la visant est liée à son immense notoriété, au fait qu’elle est Hillary Clinton et fait partie de la famille politique la plus connue d’Amérique », note Nancy Cohen, auteure d’un livre sur les femmes politiques américaines. « Quand vous êtes, comme Hillary Clinton, depuis longtemps en politique... cela tend à donner de vous une image vieillie, qui que vous soyez et quoi que vous fassiez », souligne Brendan Nyhan, à Dartmouth College.
“ELLE SYMBOLISE L’ESTABLISHMENT”
Campagne présidentielle de 1972. Un couple de jeunes volontaires démocrates se démène au Texas pour faire élire George McGovern et son « mouvement de la réforme ». Ils s’appellent Bill et Hillary Clinton… « Une partie de la vague Sanders n’a rien de nouveau, explique Peter Levine, à Tufts University, cela fait longtemps qu’il y a des candidats de gauche chez les démocrates, McGovern ou encore Jesse Jackson, en 1988. La différence, c’est qu’à l’époque le parti était quelque chose qui comptait, même si vous étiez un insurgé. Aujourd’hui, il a perdu presque toute son importance, et cela joue un rôle dans cette campagne où Hillary Clinton a été associée sa vie durant au Parti démocrate. »
Ce rejet de l’establishment – entendez, du parti politique comme institution – est particulièrement fort chez les jeunes : en 2004, un jeune adulte sur dix était encore actif dans un parti politique, contre seulement un sur quarante dix ans plus tard. Mais si Clinton incarne le monde ancien, elle n’est pas la seule ballottée par cette lame de fond : tous les candidats républicains associés à leur parti ont été éliminés lors des primaires. « La campagne de 2016 semble moins se jouer sur des problèmes spécifiques que sur l’impression générale que Washington est en panne, note Lee Miringoff, directeur du Marist Institute for Public Opinion. Les gens ont entendu dire depuis des années qu’il y avait des solutions à leurs problèmes, mais ils ne les voient pas venir. Déjà, en 2008, ils avaient élu Obama en partie parce qu’il allait changer les choses, inventer un nouveau style de gouvernement. Cela ne s’est pas produit et nous a donné le Tea Party deux ans plus tard, mais les républicains qui l’ont porté ont eux aussi été déçus par l’establishment. Au final, vous avez un grand nombre d’électeurs insatisfaits, à droite comme à gauche. »
“ELLE N’EST PAS AUTHENTIQUE”
Avec « establishment », « authentique » est l’autremot-clédecetteprésidentielle.Hillary serait prudente, calculatrice, fausse même, se réfugiant derrière des formules creuses et des slogans convenus. Bernie Sanders, à l’inverse, a toujours été fidèle à des convictions qui n’ont pas changé et il « dit les choses comme elles sont » (on entend la même assertion, à droite, au sujet de Donald Trump).
Il est vrai que le contraste ne joue pas à l’avantage de la candidate : elle a toujours fait preuve d’une grande prudence et donne souvent l’impression de porter un gilet pare-balles. C’est donc en partie une affaire de personnalité. C’est aussi le produit d’une relation extraordinairement difficile avec les médias, une méfiance mutuelle que le charme de Bill faisait parfois oublier durant sa présidence mais que les chiens de garde de la com de l’ex-First Lady ont par la suite exacerbée. Sur ce plan, cela dit, Hillary a fait beaucoup de progrès depuis 2008.
Un dernier facteur, dans cette image de candidate qui manque d’authenticité, ramène à son réalisme viscéral et son goût pour la complexité. « Tout dépend de la façon dont vous percevez les contraintes de la politique, explique le Pr Levine. Vous
pouvez estimer que le changement est difficile et que les présidents n’accomplissent pas grand-chose. Mais si vous êtes plus optimiste et croyez au Grand Soir, vous aurez probablement moins de sympathie pour Hillary Clinton. »
“ELLE JOUE LA CARTE FÉMININE…”
« Franchement, si Hillary Clinton était un homme, je pense qu’elle n’obtiendrait même pas 5% des voix. […] La seule chose qu’elle a pour elle est de jouer la carte féminine. » Inutile de dire que ces propos de Trump ont été accueillis comme il se devait par la candidate… Mais ils font écho à une critique que l’on entend parfois : Hillary mène une campagne identitaire et drague ostensiblement le vote féminin. On a même vu ses alliées, comme la féministe Gloria Steinem ou l’ex-secrétaire d’Etat Madeleine Albright, tenter de culpabiliser les femmes qui ne voteraient pas pour elle.
La candidate ne met effectivement pas en sourdine la perspective historique d’élire une femme présidente, à la différence de sa campagne de 2008. La MaisonBlanche est « le plus haut et le plus dur à briser » des « plafonds de verre » sur lesquels bute l’ascension des femmes, et après plus de deux cents ans d’histoire et 44 présidents mâles, « il est temps ». Mais il ne s’agit pas, loin de là, d’un thème central de sa campagne. S’il y a une coloration sexiste, elle est à chercher dans la campagne et le personnage de Trump, mais aussi dans l’attitude des médias. Les journalistes qui ironisent sur sa supposée tendance à « crier » ne feraient jamais ce commentaire au sujet d’un homme. « Les critiques reprochant à Clinton de crier ou de ne pas être amène sont très similaires aux attaques mettant en cause la masculinité de Marco Rubio, note Nancy Cohen, l’essayiste. Il est choquant de voir à quel point cette sorte d’hypermasculinité crue a été injectée dans la campagne par Trump, il puise dans l’anxiété d’hommes blancs en train de perdre l’avantage qu’ils ont eu pendant des siècles d’histoire américaine. »
“…MAIS LES FEMMES NE L’AIMENT PAS…”
Clinton est plus populaire dans l’électorat féminin que chez les hommes, surtout les Blancs, mais la moitié des électrices prévoyant de voter en novembre ont d’elle une opinion défavorable. Ce n’est pas si surprenant que cela. « Contrairement aux idées reçues, les électrices ont tendance à voter sur des critères très similaires à ceux des électeurs masculins. Les préférences partisanes et politiques sont bien plus importantes que l’âge ou le sexe des candidats », indique Jeanne Zaino, politologue à Iona College, dans l’Etat de New York.
Mais l’impopularité féminine de Clinton n’est pas nouvelle. Pendant sa campagne sénatoriale de 2000, plus de 40% des femmes déclaraient préférer son adversaire (un homme). La sociologue Colleen Butler-Sweet avance deux explications : « Un, le barrage incessant d’attaques de droite contre son caractère ; deux, le fait qu’un certain nombre de femmes internalisent les attaques sexistes, il y a chez elles une tendance à souscrire aux propos négatifs concernant les femmes en général et Hillary Clinton en particulier. » Jeanne Zaino raconte de son côté qu’elle serait « bien en peine d’identifier une ou deux de ses étudiantes, pourtant démocrates, soutenant Hillary ! ». Elles préfèrent comme beaucoup de femmes jeunes Sanders à Clinton, par 61% contre 30%. « Mais c’est moins un vote contre Hillary qu’un soutien à Sanders, nuance Colleen Butler-Sweet. Le moment venu, elles se reporteront sur Hillary. »
Cette performance exécrable a pris de court l’équipe Clinton, mais elle n’a rien de mystérieux. « Pour cette génération de “millennials”, l’événement majeur a été la grande récession de 2008, explique la sociologue. Elles ont vu leurs parents perdre leur épargne-retraite et se retrouver incapables de financer leurs études universitaires. Beaucoup d’entre elles ont dû s’endetter. Alors, quand elles voient un candidat comme Bernie, qui dénonce les millionnaires et promet une université gratuite, cela provoque chez elles une adhésion viscérale. » Et si elles ne sont pas insensibles à la perspective d’une femme présidente, leur autre expérience – le 11-Septembre – a complètement éclipsé la lutte féministe passée et l’action de Hillary Clinton dans ce domaine. « Par exemple, elles ne savent pas qu’elles doivent pour une large part la “pilule du lendemain” à une loi que Hillary a contribué à faire voter », note Butler-Sweet.
Dernier facteur : à l’université, elles sont désormais majoritaires et n’ont pas encore été confrontées au sexisme, bien réel, dans la vie professionnelle.
“ELLE EST TROP À GAUCHE”
Les pro-Sanders glissent un peu vite sur cette réalité : Hillary Clinton est détestée par des millions d’électeurs de droite, qui voient en elle une dangereuse féministe radicale. « Au sein du Parti républicain et parmi de nombreux indépendants, il y a une méfiance et une suspicion énormes, pour ne pas parler de haine pure, à l’égard de Hillary Clinton, rappelle Dennis Goldford, à Drake University. Elle est pour eux trop à gauche et la politique identitaire, centrée sur les
femmes, a toujours dérangé pas mal de républicains. Et pour compléter le tableau, ils la jugent moralisatrice. »
Dans l’électorat en général, le glissement à gauche du Parti démocrate ne doit pas faire oublier que l’Américain moyen – pas forcément celui qui vote lors des primaires – continue d’être favorable au capitalisme (60% selon Gallup, contre 61% six ans plus tôt) et rebuté par le socialisme (35% y sont favorables, contre 36% en 2010). Obligée de tenir compte de cette réalité, Hillary adopte souvent une ligne inconfortable d’équilibriste, au risque de mécontenter à la fois droite et gauche.
“ELLE EST TROP À DROITE”
Un reproche central dans l’offensive de Sanders, qui a dénoncé sans relâche les liens chaleureux de Hillary avec Wall Street, et en particulier ses discours grassement payés. Aucun doute, l’attaque fait mouche auprès de nombreux démocrates, dont beaucoup n’ont jamais pardonné à Bill Clinton d’avoir nommé un ancien PDG de Goldman Sachs secrétaire au Trésor et qui reprochent à Obama d’avoir lui aussi été trop coulant.
Ces Hillary-sceptiques ne prennent pas pour argent comptant les virages à gauche de la candidate qui a, entre autres, beaucoup durci ses propos sur Wall Street. Pour eux, il s’agit de paroles opportunistes qui seront bien vite oubliées après l’élection. En réalité, la relative « gauchisation » n’est pas seulement un calcul tactique de campagne de la candidate, elle s’adapte à un électorat démocrate bien plus à gauche et ethniquement divers que celui qui avait élu et réélu son époux. Par ailleurs, même si l’idéologie de Hillary reste difficile à cerner, nombreux sont ceux qui la croient depuis toujours plus à gauche que Bill. C’est à vérifier. Avec Hillary, bien des mystères restent entiers.