L'Obs

Joann Sfar

“Ma religion, c’est le dessin”

- PROPOS RECUEILLIS PAR ÉRIC AESCHIMANN Joann Sfar

Joann Sfar est un dessinateu­r prolifique et éclectique. A 44 ans, il affiche plus de 130 albums au compteur, mêlant gros succès (300000 exemplaire­s en moyenne pour un épisode du « Chat du rabbin ») et travaux expériment­aux (comme ses nus d’après Bonnard, parus en 2015). Réalisateu­r de films (« Gainsbourg ») et de dessins animés, il a publié aussi des romans, s’est essayé à la radio sur France-Inter, à la demande de son ami Philippe Val, a tenu un blog sur le site du Huffington Post… Pourtant, cet hyperactif touche-àtout éprouve régulièrem­ent le besoin de revenir à son art premier : se dessiner à la première personne, mettre sa vie en cases, pour la livrer à ses lecteurs, comme un exercice de dépossessi­on et de dénuement. L’année dernière, il a sorti deux volumes de ses « Carnets », où il raconte les attentats du 7 janvier et la séparation d’avec la mère de ses enfants. Ce mois-ci, dans « Tu n’as rien à craindre de moi », il campe un double fictif obsédé par le sexe et hanté par le judaïsme. « Le dessin amène à parler de soi, c’est inévitable. Quand un enfant dessine, il se dessine », nous a-t-il expliqué. Quelle est la place de l’autobiogra­phie dans votre oeuvre ? Je marche sur deux pieds : la fiction et l’autobiogra­phie. Pour moi, l’autobiogra­phie, c’est ce que j’appelle le dessin d’après nature. Je suis assis au café, je travaille à une fiction, j’ai posé sur la table le carnet qui me sert à m’exercer. Quelqu’un passe dans la rue, je le dessine et c’est plus fort que moi : je me mets à me dessiner, à écrire mes pensées, page après page, au feutre… Cela donne mes

« Carnets » [12 volumes publiés depuis 2002, NDLR]. Ils viennent après des ruptures, lorsque je ne sais plus qui je suis. L’année dernière, il y a eu les attentats, le décès de mon père, ma séparation. Pour raconter cet éboulement d’événements, j’ai publié deux tomes des « Carnets ». En revanche, dès que je commence à réfléchir, je reviens vers la BD de fiction. C’est ce que je fais avec « Tu n’as rien à craindre de moi », qui représente une première décantatio­n de ce que je viens de vivre. Dans ces cas-là, tout est di érent. Le scénario est préparé à la façon d’un film, j’imagine des personnage­s secondaire­s, un récit, je dessine à l’encre de Chine… Et des années plus tard, je me souviens parfaiteme­nt du moindre détail, alors que, lorsque je fais du dessin autobiogra­phique, une heure plus tard j’ai tout oublié ! Tout de même, Seabearste­in, le héros de « Tu n’as rien à craindre de moi », vous ressemble beaucoup… Il a perdu son père, s’est séparé de sa compagne, est obsédé par le sexe et le judaïsme, peint des nus à la façon de Courbet, comme vous l’aviez fait en vous inspirant de Bonnard. Si ce n’est pas de l’autobiogra­phie, peut-on parler d’autofictio­n ? Les personnage­s de Philip Roth sont des écrivains comme lui : ça ne fait pas de ses romans des autobiogra­phies ou des autofictio­ns pour autant. L’histoire d’amour de Seabearste­in n’est pas l’histoire que j’ai vécue, son caractère n’est pas le mien. Il est joli, tranquille, pleinement lui-même, c’est une figure apollinien­ne comme peuvent l’être Tintin ou Corto Maltese. Moi, dans la vie, je suis le contraire, j’en fais toujours trop, dans tous les domaines. Mais là où il y a une ressemblan­ce, en e et, c’est dans le dessin. Une fille avec laquelle je viens de passer le week-end a lu l’album et m’a dit : « Seabearste­in n’a pas ta tête, mais il a ton corps. » C’est que quand je dois dessiner un mec tout nu, malgré moi, je me dessine moi. Je ne dessine qu’à partir de ce que je connais et des mecs tout nus, je n’en vois pas souvent. Le dessin amène à parler de soi, c’est inévitable. Quand un enfant dessine, il se dessine. Et plus tard, ça continue. Un dessinateu­r investit souvent son héros de traits personnels.

“Je travaille jusqu’à quinze heures par jour”

Fiction ou pas, vous dessinez en vous inspirant de faits et d’émotions très récentes, presque en direct. Je suis incapable de dessiner un événement dix ans après, j’ai besoin de l’avoir sous les yeux. Lorsque j’étais aux Beaux-Arts de Paris, je faisais du dessin d’après nature trente heures par semaine. Tout mon dessin provient de là. Sans observatio­n, je ne prends pas de plaisir et mon travail s’endort. Et pourtant, quand je dessine une histoire d’amour, c’est que la fille n’est plus là. Si elle était là, je n’aurais pas le temps de la dessiner. Par définition, on passe sa vie à dessiner des filles qui ne sont plus là.

Se dessiner soi-même, est-ce une façon de se sentir bien ? Oui et non, parce qu’on se déteste en même temps. L’autre jour, ma psy m’a demandé pourquoi je racontais autant de choses personnell­es dans mes BD. Je lui ai répondu : j’ai peur que les gens découvrent ce que je suis vraiment, alors je préfère le dire avant. Vous êtes arrivé de Nice à Paris il y a vingt-cinq ans pour faire les Beaux-Arts. Vous y vivez depuis, mais c’est la première fois que vous en faites le décor d’un récit. Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Pour moi, Paris est la ville de Tardi. Il dessine tellement bien la ville… Y habiter, c’est comme habiter chez lui. Ou comme habiter chez Sempé. Ce n’est que récemment que je me suis dit : « Je vis là depuis vingt-cinq ans, il faut bien que je dessine ce qui m’entoure. »

La BD actuelle accorde une large place au récit à la première personne, ce qui aurait été inimaginab­le il y a quarante ans. Comment expliquez-vous cette évolution ? La BD a attrapé toutes les maladies de la littératur­e, jusqu’au ridicule parfois : le reportage, le récit intime, etc. Mais le dessin ajoute toujours de la complexité. Yvan Delporte, le rédacteur en chef de « Spirou » de la grande époque, disait : « Nous aussi, nous aurions aimé parler de sentiments ou d’intimité, mais on ne nous le permettait pas. » Dans les années 1960, Franquin, qui était son grand ami, a traversé une dépression qui l’a empêché de dessiner pendant une dizaine d’années. Si on l’avait laissé raconter ce qu’il vivait, il aurait fait des pages formidable­s. Vous avez une production énorme. Vous dessinez tout le temps ? Comme je publie beaucoup, les gens pensent que je vais vite. La vérité est que je travaille sans cesse, sûrement parce que je suis trop angoissé. Je crois beaucoup à ces journées de travail que l’on finit épuisé. Je travaille jusqu’à quinze heures par jour, dans le bruit, dans des cafés. J’ai toujours sur la table deux projets simultanés : un projet d’imaginatio­n et un projet autobiogra­phique. Je ne me préoccupe pas de savoir si ça donnera une BD, un film ou un livre. Ma religion, c’est le dessin.

“Il faut parler avec les femmes voilées”

Justement, le thème de la religion a pris encore plus d’importance dans vos récits depuis les attentats. Quand sont arrivés les attentats de janvier 2015, j’ai été incapable de continuer mon travail de fiction. Il fallait que je mette ma panique quelque part. J’ai fait des textes, des dessins d’actualité. Dans mes « Carnets », il y a un sujet qui revient sans cesse et sur lequel on ne me pose jamais de question : la montée de l’antisémiti­sme. La première fois qu’elle m’est apparue, c’était il y a une quinzaine d’années. Je me promenais dans le quartier Latin avec ma fille, qui avait quelques mois. Sur un mur, j’ai vu écrit : « Les juifs au four ». J’en ai été malade pendant trois jours. Quand je compare ce que ce tag m’avait fait et l’apathie actuelle, je me dis que mes carnets ont été le sismograph­e d’une évolution. Aujourd’hui, en tant que juif, on a honte d’être indigné par les actes antisémite­s, car on a l’impression de pleurniche­r. Avant, les radios juives encouragea­ient les juifs à dénoncer des actes antisémite­s; dorénavant, on leur demande de se taire parce qu’on craint que les protestati­ons ne déclenchen­t d’autres actes antisémite­s. C’est comme les tueries de Mohamed Merah, qui ont provoqué d’autres actes de violence : le cimetière où repose ma maman à Nice a été profané deux semaines plus tard. Le dessin est-il une arme pour combattre l’antisémiti­sme ? Je ne veux pas être celui qui dessine au nom des juifs. Dans mes carnets, je fais parler des femmes voilées. Contrairem­ent à certains de mes amis, je pense qu’on fabrique un pays avec les gens qui y vivent et non pas contre une partie d’entre eux. Il faut donc parler avec les femmes voilées, comme avec les autres. Je crois que je suis la seule personne en France à être ami à la fois avec Caroline Fourest et Rokhaya Diallo. Au fond, dans mon travail, il y a très peu d’idées politiques : les autres en ont tellement, des idées! Je préfère faire parler les gens que je croise et montrer qu’ils ne correspond­ent pas aux catégories préétablie­s. Dessiner un visage, s’asseoir à côté de quelqu’un, passer un moment avec lui, c’est dégonfler la haine. Le dessin me permet cela. Je n’arrive pas à jeter des gens à la poubelle, un dessinateu­r de BD ne peut pas faire ça.

On pourrait dire que c’est du journalism­e… Pourquoi pas, mais alors du journalism­e qui prend parti, à la Tintin. Car je suis tout sauf neutre.

…ou encore du dessin de presse ? Non, car un dessinateu­r de presse va résumer un individu en un seul dessin. Pour ma part, je n’ai jamais assez de pages pour dire à quel point mon dessin ne rend pas justice aux gens que je croise. Je ne procède pas par coups de poing à la figure. J’ai passé quelques mois à « Charlie Hebdo » il y a une quinzaine d’années, j’étais proche de Charb, Luz, Cabu, Wolinski, mais je suis parti parce que ce n’était pas mon métier.

“Nous avons choisi de sacraliser le nu”

Vous mettez régulièrem­ent sur votre compte Instagram des dessins de réaction à l’actualité. Quelle est la place du dessin sur internet ? Sur internet, il y a des petits chats et des sujets graves. Comment faire pour exister? En faisant tantôt des chats mignons, tantôt des choses graves. Après les attentats en Belgique, il y a eu un ras-le-bol du public contre les dessins. Une partie de la population ne se sent pas représenté­e par les politiques, les journalist­es, les auteurs, par les divers corps qui s’expriment et dont je fais partie. Ce ras-le-bol est l’expression du sentiment de la peur et cela pose la question de l’art. A un moment, dans « Tu n’as rien à craindre de moi », Seabearste­in dit : « Face à la pierre noire de La Mecque, le Mur des lamentatio­ns, etc., l’urinoir de Duchamp ne va pas su re. » Aujourd’hui, il y a une demande de sacré. Au lieu de laisser les gens nous attaquer parce qu’ils auraient plus de pudeur que nous, apprenons à nos enfants que nous, nous avons choisi de sacraliser le nu.

Le corps nu serait notre sacré ? Nous avons grandi dans un monde où Dieu a créé l’homme à son image. Quand la Renaissanc­e a mis tout le monde tout nu et singulière­ment les femmes, cela nous a préparés à plein d’avancées philosophi­ques, littéraire­s. N’est-ce pas plutôt la société marchande qui fait de la séduction une obligation permanente ? Je ne fais pas partie de ceux qui mettent le voile et le string sur le même plan, car on peut refuser le string. Et je ne crois pas que le beau et le nu se réduisent au mercantili­sme. Platon disait que le goût des beaux corps mène aux belles idées. Le grand public vous connaît autant comme réalisateu­r de film que comme dessinateu­r de BD. Laquelle des deux formes vous convient le mieux ? Je me vois plus comme cinéphile que comme réalisateu­r. Même au cinéma, je reste dessinateu­r : tous les plans sont dessinés. Aujourd’hui, lorsque j’accepte un film, je m’organise de telle sorte que je puisse continuer à dessiner un petit peu. Je me suis aperçu que, quand je lâche le dessin, je m’écroule. Ce fut le cas après « Gainsbourg », que j’ai pourtant adoré réaliser. Je ne peux plus laisser mon dessin de côté. Ma pratique du dessin n’est pas équilibrée et j’ai besoin de ce déséquilib­re. « Tu n’as rien à craindre de moi », par Joann Sfar, éditions Rue de Sèvres, 104 p., 18 euros.

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 ??  ?? Dessins extraits de « Tu n’as rien à craindre de moi ».
Dessins extraits de « Tu n’as rien à craindre de moi ».

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