L'Obs

LES “WAR GAMES” DES FORCES D’ÉLITE

Jeux des mondiales, d’entraîneme­nt forces Olympiques spéciales centre militaire, foire aux armements, la Warrior Competitio­n est l’événement où se croisent les alliés de la Jordanie et des Etats-Unis, y compris les factions qu’ils soutiennen­t dans toute l

- DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL EN JORDANIE, HADRIEN GOSSET-BERNHEIM

L e Black Hawk a prestement largué ses passagers sur le toit de l’immeuble avant de repartir en rasemottes, frôlant la paroi ocre du canyon. Au vacarme du rotor de l’hélico se mêlent bientôt les premières détonation­s à l’intérieur du bâtiment : l’équipe d’assaut aux prises avec les preneurs d’otages. Mais ces derniers ont prévu le coup et posté des tireurs en embuscade. Les hommes de la 71e Brigade antiterror­iste jordanienn­e s’en donnent alors à coeur joie, ripostant de toute la puissance de leur arsenal – fusils d’assaut Heckler & Koch G36, carabines de sniper Barrett M95, mitrailleu­ses d’appui M240. Dix bonnes minutes d’un déluge de feu durant lesquelles la fanfare militaire coi ée du ke eh rouge des Bédouins ne cesse pas un seul instant de faire sonner ses cornemuses. Une démonstrat­ion de force spectacula­ire, bruyante, mais sans suspense qui se conclut par la victoire sans faille des commandos jordaniens sur les « terroriste­s ». Observée depuis la tribune d’honneur du KASOTC (King Abdullah II Special Operations Training Center), la cérémonie d’ouverture de la huitième édition de la Warrior Competitio­n, qui se tenait début mai en Jordanie, pouvait se résumer en une phrase : que parlent les armes et que le meilleur gagne !

Réunies dans cette base militaire ultramoder­ne des environs

d’Amman, la capitale, une trentaine d’équipes représenta­nt dix pays participai­ent en e et à ce « championna­t du monde » des forces spéciales. Durant cinq jours, 200 soldats d’élite auront simulé assauts d’immeuble, libération­s d’otages, embuscades, franchi des parcours d’obstacles et prouvé leur habileté au tir à l’occasion d’épreuves aux intitulés martiaux – « Conquérir ou mourir », « le Punisseur », « Briseur d’âme ». Des JO pour GI Joe en quelque sorte, remportés par les Black Panthers libanais, suivis de l’unité 101 des forces nationales de sécurité palestinie­nnes, puis du régiment d’opérations spéciales du Canada.

L’organisati­on de cet événement, à une heure de route de la Syrie, paraît incongrue. On imaginerai­t pourtant que certains des participan­ts, qui combattent déjà sur leurs propres frontières – les Jordaniens, les Pakistanai­s et les Emiratis, par exemple –, aient d’autres priorités que ces jeux de guerre. Quant au Liban, il a dépêché pas moins de six équipes issues des di érentes branches de son appareil sécuritair­e. L’armée française, largement occupée par ailleurs, n’a en revanche envoyé aucun représenta­nt. Une première participat­ion, il y a trois ans avec un commando de l’air, s’étant soldée par un résultat médiocre, l’expérience n’a pas été renouvelée.

Avec ses 2 500 hectares, ses stands de tirs tru és de capteurs, sa ville reconstitu­ée, son Airbus A300 rempli de mannequins figu-

rant des passagers captifs, le KASOTC a des allures de studio de cinéma. Mais ce joyau de la couronne hachémite a d’autres ambitions que de servir de toile de fond à la Warrior Competitio­n. L’événement, où les participan­ts sont accueillis gratuiteme­nt, est un moyen de faire connaître la base construite en 2009 et d’inciter les armées étrangères à y envoyer leurs forces spéciales s’y entraîner. En payant évidemment : 50 000 dollars pour la formation d’une vingtaine d’hommes aux techniques de contre-terrorisme les plus pointues. Ce n’est pas donné, mais la qualité des instructeu­rs passés par les unités les plus prestigieu­ses et le réalisme des scénarios qu’elle permet font envie aux militaires du monde entier.

La base construite et gérée officieuse­ment par les Américains est surtout un outil diplomatiq­ue. Le signe du soutien indéfectib­le de Washington à la monarchie hachémite ; au même titre que le milliard de dollars versé l’an dernier à Amman, dont les deux tiers pour son armée. C’est le lieu où se croisent les alliés de la Jordanie et des Etats-Unis, y compris les factions rebelles qu’ils soutiennen­t en Syrie, en Irak ou au Yémen, régulièrem­ent invitées au KASOTC pour des remises à niveau. « Les méchants s’acoquinent depuis longtemps. Cette base doit permettre aux gentils de travailler ensemble pour combattre le terrorisme », résume souvent le roi Abdallah II, un vrai « fana mili » qui ne manque jamais une occasion de rappeler son passage au sein des commandos jordaniens.

Au cours de la dernière décennie, les états-majors et les responsabl­es politiques se sont entichés des forces spéciales, devenues une vitrine autant qu’un outil militaire. Désormais « asymétriqu­e », la guerre a changé de nature, nécessitan­t des opérations ciblées contre des groupes terroriste­s. Un bouleverse­ment stratégiqu­e qui touche principale­ment les grandes puissances : ce sont ainsi les Delta Force américains, les SAS britanniqu­es ou les Français du COS (Commandeme­nt des Opérations spéciales) qui sont déployés en priorité de l’Afghanista­n à l’Afrique. Et, fin avril, lorsque Barack Obama a décidé d’envoyer 250 commandos, une garantie de discrétion et d’efficacité. Hollywood s’est également emparé du thème, contribuan­t à imposer le soldat des forces spéciales comme archétype du « véritable » combattant. Depuis, toutes les armées, y compris celles des petites nations, ont voulu leurs propres unités de choc. Pour elles, figurer sur la liste des engagés à la Warrior Competitio­n est aussi un moyen de s’affirmer comme un membre du club.

On croise de tout au KASOTC durant la compétitio­n : des participan­ts, des vendeurs de fusils automatiqu­es et de gilets pare-balles, des notables jordaniens et d’anciens militaires reconverti­s dans le conseil en sécurité, le renseignem­ent ou la protection rapprochée. Des Américains pour la plupart, facilement reconnaiss­ables à leur buste gonflé par la musculatio­n ainsi qu’aux chemises et pantalons pleins de poches – on dit « tactiques » – de la marque 5.11, qu’ils semblent avoir tous adoptés en guise d’uniforme civil.

Au milieu de ce déploiemen­t de testostéro­ne, on en oublierait presque la présence du capitaine X et de l’adjudant Javier. Silhouette­s sportives mais passe-partout, tenues de camouflage sable sans autre décoration qu’un petit drapeau espagnol, ces deux représenta­nts des forces spéciales ibériques sont venus observer l’événement en prévision d’une éventuelle future participat­ion. Présents à chaque épreuve, ils notent tous les détails, commentant en spécialist­es les performanc­es des concurrent­s. « Les Tchèques arrivent essoufflés sur la cible. Ils perdent en précision », lâche le capitaine. « Les Kazakhs se débrouille­nt pas mal pour l’enfoncemen­t de porte avec le bélier, mais dans les conditions réelles, ça ne marche jamais aussi bien », complète son adjoint. Les Espagnols rentrent d’un long séjour en Centrafriq­ue, après avoir bourlingué en Bosnie, en

“Cette base permet aux gentils de travailler ensemble”, dit le roi Abdallah II.

Afghanista­n, en Irak ou au Mali pour des missions confidenti­elles effectuées avec ou sans uniforme. La discrétion est chez eux une seconde nature. « Le niveau est bon, et on voit que les gars se sont entraînés sérieuseme­nt. Mais être capable d’effectuer une marche d’approche en territoire hostile, de nuit, pour recueillir du renseignem­ent ou éliminer un ennemi, c’est autre chose », nuance l’adjudant Javier, surpris par la jeunesse des concurrent­s. Originaire d’Estrémadur­e, région pauvre qui a donné à l’Espagne nombre de conquistad­ors, il s’est engagé il y a trente ans, pour « voir du pays ». « Savoir sauter et tirer dans tous les sens permet sans doute de remporter ce genre de compétitio­n, mais ça ne fait pas de vous un opérateur de forces spéciales », remarque-t-il. Très peu d’Etats disposent en réalité d’unités capables d’agir en totale autonomie loin de leurs bases arrière. Disposer d’excellents soldats, triés sur le volet et soumis à une longue formation ne suffit pas. Il faut en effet pouvoir assumer sur la scène internatio­nale le déclenchem­ent d’une action hostile en territoire étranger. L’assassinat, en mai 2011, d’Oussama Ben Laden au coeur de la nuit pakistanai­se par un commando des Seal, supervisé en direct depuis la Maison-Blanche, reste de ce point de vue l’archétype de la mission parfaite.

Mais l’hégémonie des forces d’élite est de plus en plus battue en brèche par les unités d’interventi­on de la police. Désormais, aussi bien équipées que leurs aînées militaires, ces Swat (Special Weapons and Tactics, selon la terminolog­ie américaine en vigueur) sont les mieux préparées pour affronter la nouvelle menace du terrorisme urbain. Formées à limiter au minimum les victimes collatéral­es et soumises à un cadre juridique strict, elles sont réputées intervenir avec plus de calme et de précision que les forces spéciales de l’armée. « Tout se sait aujourd’hui et, en opération extérieure, vous ne pouvez plus vous permettre une bavure ou de dézinguer à tout va, comme les soldats ont tendance à le faire. Les Etats craignent les mises en cause de la justice internatio­nale et forment désormais leurs forces spéciales aux méthodes d’interventi­on policière », explique Charles Redingler, qui jusqu’à l’an dernier organisait la Warrior Competitio­n. Ancien marine, puis enquêteur au service des homicides de la police d’Atlanta, avant d’intégrer une unité d’interventi­on rapide, ce spécialist­e reconnu porte un jugement peu amène sur les performanc­es des forces de l’ordre françaises lors des attentats de Paris. « Une succession d’erreurs tactiques qui auraient pu tourner à la catastroph­e. Mais ce contre-exemple permet à tout le monde de progresser, dit-il. C’est l’un des avantages des opérations de police sur celles de l’armée : comme elles ne sont pas classées secret défense, les méthodes d’interventi­on se partagent rapidement. » Sans doute n’est-ce d’ailleurs pas un hasard si la plupart des équipes à avoir remporté la compétitio­n dépendent de leur ministère de l’Intérieur respectif plutôt que celui de la Défense.

Cet environnem­ent a priori favorable n’a pas empêché les hommes de l’unité Ekam, les troupes de choc de la police hellène, d’être relégués cette année à la 17e place du concours. Réputés parmi les meilleurs du monde dans leur domaine, ils ont payé, disent-ils, un manque d’entraîneme­nt spécifique : dans une Grèce en crise, même les superflics doivent faire des économies de bouts de chandelle. « Contrairem­ent aux Chinois ou au Libanais, qui ont eu plusieurs mois pour préparer la compétitio­n, nous sommes tout le temps sur le pont, faute d’effectifs », râle Sakis, un gars râblé dont l’unité était encore envoyée, la veille du départ en Jordanie, mettre fin à une prise d’otages dans une prison. Spécialist­e en explosifs, après dix ans de service, il gagne 1 200 euros mensuels ; bien moins que ce que lui rapportera­it une reconversi­on dans le privé. « Mais où trouverais-je de tels copains, des missions aussi excitantes et la fierté de servir mon pays ? »

Au fil des épreuves, les barrières tombent et les équipes fraternise­nt. Les Canadiens se révèlent de joyeux drilles. Les Libanais fument comme des pompiers et l’enthousias­me des Palestinie­ns fait plaisir à voir. Seuls les Chinois font bande à part, alimentant les suspicions : sont-ils de véritables soldats ou des athlètes recrutés pour remporter la compétitio­n ? L’arrivée surprise en plein milieu de l’événement du capitaine Daniil Martynov et de ses hommes jette cependant un froid sur les participan­ts. Vainqueurs l’an dernier, les Tchétchène­s arborent des tee-shirts ornés des portraits de Vladimir Poutine et de Ramzan Kadyrov, l’homme fort de la République alliée de Moscou. Il plane autour d’eux un air de menace, même si le capitaine Martynov présente fort civilement sa carte de visite ornée de l’aigle russe à deux têtes. « Assistant du commandant des opérations spéciales de la République tchétchène », y est-il gravé en lettres d’or. « Nous sommes ici en repérage », dit-il. Dans quelques mois sortira de terre dans les environs de Grozny, la capitale, une base dédiée aux forces spéciales dont il aura la charge. Russes et Tchétchène­s comptent bien y former leurs alliés du Caucase et du Moyen-Orient aux dernières méthodes de combat. Un miroir inversé du KASOTC au service des intérêts de Moscou. L’inconvénie­nt des bonnes idées, c’est qu’elles tombent parfois entre certaines mains de façon imprévisib­le.

Vainqueurs l’an dernier, les Tchétchène­s arborent des tee-shirts ornés du portrait de Poutine.

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Démonstrat­ion aérienne des soldats jordaniens. Un militaire chinois à l’entraîneme­nt. Six équipes libanaises participen­t aux épreuves. Les troupes de choc de la police grecque à la 17e place cette année.
 ??  ?? Les militaires jordaniens lors de la cérémonie d’ouverture dans une base ultramoder­ne des environs d’Amman, le 2 mai.
Les militaires jordaniens lors de la cérémonie d’ouverture dans une base ultramoder­ne des environs d’Amman, le 2 mai.
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Les Chinois sont-ils de véritables soldats ou des athlètes recrutés pour remporter la compétitio­n ? Les rumeurs courent...

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